Je suis personnellement si austère que même mes coups d’un soir sont des relations sérieuses. Aussi, il est possible que je sois passé à côté de la finesse disruptive de managers trop avancés pour moi sur le chemin de la concorde. Mais il me semble évident que le musée de l’horreur du capitalisme tardif vient d’acquérir une nouvelle pièce.
Il s’agit d’un petit détecteur en plastique, un peu plus gros qu’un talkie-walkie du Hezbollah, sobrement nommé «Chief Lol Officer», et qui permet de mesurer l’intensité et la fréquence des rires qui se commettent dans une pièce. Ces données sont ensuite enregistrées, traitées, et elles permettent de savoir quel employé rit à gorge déployée, qui au contraire ne rit pas, ou à peine, ou très jaune, d’un «rire qui n’est pas un bon rire», comme l’avait dit un conseiller fédéral il y a bientôt dix ans.
Faire rire les grincheux
Naturellement, il ne s’agit pas de contrôle! Moins encore d’intrusion dans la vie privée! Ce projet, défendu par l’entreprise La Bâloise, vise au bonheur général, puisque son but n’est ni plus ni moins que de «renforcer la santé mentale» des employés. Quel être serait assez monstrueux pour s’opposer au renforcement de la santé mentale des salariés? D’ailleurs, ceux qui n’auront pas assez ri ne seront pas punis, voyons, pour qui nous prenez-vous, ces méthodes sont dépassées, elles sont d’un féodalisme répugnant, d’un fordisme suranné, non, nulle sanction, bien au contraire: des encouragements! Des caresses!
Comme l’explique la promotrice de ce projet au micro de la RTS, on enverra d’abord des salves de vidéos rigolotes aux salariés grincheux: «Il peut s'agir d'un mème, d'une vidéo d'un chat qui tombe d'une table, ou de quelqu'un qui fait accidentellement une cascade amusante avec une trottinette.» Hélas, nulle précision de ce qui arrivera si le salarié persiste dans son attitude subversive et funeste... Peut-être envisage-t-on les grands moyens, les mesures chocs: gaz hilarant, chatouilles, clips d’Arielle Dombasle, lives Tiktok avec Ruben Ramchurn, etc. À la fin, il n’est pas impossible que le détecteur explose sur la table, provoquant jets de tripes et amputations, ils n'avaient qu’à fournir des efforts, ils n’avaient pas assez adhéré à notre vision, etc., même si, plus probablement, on se contentera plus classiquement de licencier les salariés récalcitrants.
A l’exploitation des travailleurs, on ajoute le ridicule
Avec ce nouveau dispositif de surveillance, les limites de la décence et du grotesque sont encore repoussées. Et c’est le même prétexte charitable qui a motivé toutes les horreurs de l’entreprise moderne, de l’open-space aux licenciements par avatars polyglottes, des groupes WhatsApp hantés de gifs et de blagues poussives, aux stages de yoga réparateur dans des yourtes valaisannes.
Et c’est le même prétexte charitable qui fait que l’on est au moins aussi déprimé au travail dans les entreprises dites modernes, dites horizontales, que dans les entreprises classiques, verticales. C’est qu’à l’exploitation des travailleurs, on ajoute le ridicule. On leur dessine des moustaches, on leur rit au visage, on alterne entre humour potache et franches remontrances, on joue avec leurs nerfs et leur dignité comme d’un instrument de musique raffiné, diabolique. On tire sur la corde jusqu’à ce qu’ils l’utilisent pour se pendre.
Force de travail transformée en farce
On pourrait en effet imaginer que le travailleur soumis à un tel dispositif en vienne à des extrémités fâcheuses, comme de tirer sur ses supérieurs après avoir regardé une «vidéo de chat chutant d’une table» de trop. Mais il est plus probable que les salariés soumis à ce dispositif se contenteront de sombrer dans une dépression ordinaire, sans homicides mais avec beaucoup de médicaments, en Suisse, nous n’aimons guère les coups d’éclats.
Une boîte à rire, des vidéos de chat, quelques benzodiazépines, beaucoup d’alcool — oh dis donc, Gérard, tu ne vas quand même pas tirer la gueule en afterwork — et ça repart! L’entreprise moderne n’est pas seulement une galerie des horreurs, c’est aussi un spectacle de magicien: c’est la transformation permanente de la force de travail en farce, farce qui s’accumule aussi bien que l’argent, et toujours au détriment des travailleurs.