L'annonce cette semaine du montant du salaire du directeur général d'UBS Sergio Ermotti en 2024, qui a touché la modeste rémunération de 14,93 millions de francs, tandis que dans le même temps, on apprenait le 25 janvier dernier que la banque supprimait 3000 postes, n'est qu'un énième exemple du principe capitaliste de maximiser les bénéfices faramineux des dirigeants et actionnaires, tout en diminuant au maximum les coûts et les salaires.
Cela a fait réagir très justement Pierre-Yves Maillard, le patron de l'Union syndicale suisse (USS) et conseiller aux États (PS/VD), pour qui «personne ne mérite quinze millions de francs par année, ou encore que «c'est un salaire que la majorité des gens ne gagneront jamais, même en toute une vie. Puis de toute façon, dans dix ans, on nous dira qu'ils méritent cinquante millions. Ce n'est simplement plus supportable. Il faut maintenant que l'on décide de mettre une limite à ces exagérations.»
Ajoutons en janvier dernier qu'en 2024, le salaire du directeur général de Novartis Vasant Narasimhan a atteint 19,2 millions de francs. Pour donner un ordre de grandeur aux inégalités dans le monde, il a été calculé que l'homme le plus riche du monde ces dernières années gagne dans les 200'000 à 400'000 dollars par minute, tandis qu'une personne sur quatre, soit près de 2 milliards d'humains vivent avec moins de 3,65 dollars par jour…
Les inégalités se creusent
Comme je l'avais relevé dans mes précédentes chroniques sur la théorie du complot du «Nouvel Ordre Mondial», ou sur la «plus grande erreur politique de tous les temps» (à savoir l'ignorance volontaire ou non des défis écologiques), les inégalités sociales se sont creusées depuis les réformes ultralibérales des Reagan et Thatcher dans les années 1980, comme l'a abondamment documenté Thomas Piketty dans ses analyses.
La pauvreté a quant à elle diminué jusque dans les années 1990-2000, mais elle augmente depuis en France. L'économiste montrait également que les impôts sur les grandes fortunes et salaires était bien plus élevés à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, et que l'économie ne s'en portait pas plus mal, avec un taux de redistribution bien plus fort qu'actuellement…
Lutte contre les paradis fiscaux
L'évolution récente du monde, la suite de la mondialisation, va heureusement vers un capitalisme beaucoup plus régulé. C'est ce qu'on observe avec le «World Economic Forum» qui professe désormais un «Big Reset» du capitalisme, orienté vers le respect de l'environnement et la durabilité, ce que la gauche réclame depuis… 50 ans, en un mot un «capitalisme responsable» – il y a là reconnaissance implicite que le capitalisme précédent était irresponsable.
Ces dernières années, des millionnaires et milliardaires ont réclamé d'être davantage taxé-es, et la lutte contre les paradis fiscaux ou l'impôt mondial sur les multinationales (taxer leurs bénéfices à hauteur de 15% minimum, quel que soit le lieu où elles déclarent leurs profits), sont des premiers pas dans ce sens.
Une «remondialisation»
Récemment, la directrice de l'OMC, l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a en réalité désorganisé (dérégulé) l'économie ces 40 dernières années, Ngozi Okonjo-Iweala, plaide en faveur d’une «reglobalisation». En réponse au néo-protectionnisme de Donald Trump, Elle soulignait dans une interview pour le journal «Le Temps» en février dernier les bienfaits du libre-échange, ses effets notamment sur la réduction de la pauvreté. Mais elle reconnaissait – mieux vaut tard que jamais diront les gens de gauche – que l’avancée du protectionnisme et du populisme s’appuie en partie sur les inégalités nées dans le sillage de la globalisation.
Aux Etats-Unis par exemple, même de postes qualifiés ont été créés, des millions de personnes peu qualifiées ont perdu leur travail en raison de la compétitivité des produits chinois, et l’aide pour soutenir ces nouveaux chômeurs a été insuffisante. Elle conclut de façon très significative: «Que ce soit aux Etats-Unis ou ailleurs, il est maintenant important de mettre en place des pratiques plus inclusives, davantage centrées sur l’humain et l’environnement. Il faut une reglobalisation.»
Selon elle, cette «remondialisation» pourrait offrir une plus grande résilience aux chocs de plus en plus fréquents, et permettrait également de limiter les souvent tragiques flux d'immigrations avec plus d’emplois et d’opportunités dans tous les pays. Ces aveux donnent raison à un demi-siècle de discours de gauche!
Un revenu de base pour tous
Ces timides progrès – au moins très marqués au niveau des idées – sont remis en question par la montée des extrêmes droites dans le monde, en (mauvaise) réponse à ces inégalités sociales croissantes, avec en plus les dépenses militaires et la pollution qui augmentent, en raison du même comportement irresponsable des leaders populistes autoritaires.
L'urgence est donc à la réduction des inégalités sociales, avec en plus en ligne de mire l'Intelligence Artificielle, qui va rendre obsolètes de nombreux métiers en augmentant de façon exponentielle l'automatisation de la production et des services.
Ainsi, l'évolution prévisible et souhaitable du monde va non seulement vers l'instauration d'un revenu de base pour tous les humains (qui ne pourront et ne devront plus tou-tes travailler), mais également d'un revenu maximum, afin de mieux répartir les richesses, qui seront aussi bien moindres en prenant en compte les contraintes de la protection de l'environnement (lutte contre le réchauffement climatique, l'extinction des espèces, etc.).
Un ingénieur comme Jancovici nous alerte qu'une certaine décroissance dans la consommation d'énergies ne pourra être évitée — à moins peut-être de retrouver rapidement une nouvelle source d'énergie sans danger, pas chère et non polluante (ce qui n'arrivera pas).
Les inégalités menacent la démocratie
Réduire les inégalités sociales n'est pas seulement une question de justice sociale : la pauvreté est l'un des facteurs de la criminalité, de la consommation de drogues, de plus grandes inégalités sociales sont liées à plus de complotisme, et de populisme. Ainsi, même sans principe moral d'une plus grande égalité entre les humains, les coûts sociaux et économiques des inégalités sociales sont bien trop grands.
Il est évident que ces inégalités sociales exagérées menacent la démocratie, le complotisme et le populisme menant tout droit à des sociétés polarisées, divisées, minées par la désinformation d'extrême-droite, et à terme à l'instauration de régimes autoritaires, comme on le voit aux Etats-Unis actuellement.
Populisme d'extrême droite contre celui de gauche
Celles et ceux pour qui ces inégalités sociales exorbitantes sont méritées vont sans doute crier au populisme, mais en sciences sociales, ce concept est défini par plusieurs caractéristiques: premièrement, l'appel au peuple, avec une vision exagérément positive de celui-ci comparé à des élites corrompues, deuxièmement, la volonté de lui «redonner le pouvoir» et la «préférence nationale» (par exemple, diminuer l'immigration).
Ainsi, la réduction des inégalités sociales ne présuppose pas un «bon peuple» contre de «maléfiques élites», mais simplement de réguler un système très inégalitaire dès la naissance, et que oui ses bénéficiaires cherchent à justifier et perpétuer, au nom de la liberté et du mérite – alors que qu'il ne peut y avoir de réelles libertés ou mérite que s'il y a une stricte égalité à la naissance.
On peut dire que le véritable populisme d'extrême droite vise à flatter les bas instincts des foules (racisme, ressentiment, intolérance, etc.), alors que le soi-disant «populisme de gauche» sur les inégalités sociales est profondément moral et vise à encourager de «bons instincts» (égalité, entraide, diminution de problèmes sociaux, etc.).
Homicide par négligence
Quant à l'argument que les inégalités favoriseraient la motivation, le mérite, l'esprit d'entreprise, c'est sans doute le cas, et il faudra que mes critiques évitent le trop facile sophisme de l'épouvantail: la gauche ne demande pas l'annulation de toute inégalité économique ou sociale, elle demande de les maintenir dans la décence, alors qu'elles sont actuellement indécentes et injustifiables. Un être humain, quel que soit son génie ou son aptitude au travail et à la gestion des responsabilités, ne peut valoir des millions de fois plus qu'un autre.
D'autres (ou les mêmes) crieront à la «spoliation communiste» en entendant parler de ce qui est en réalité une limite à l'indécence, mais on leur rappellera que les véritables spoliateurs sont celles et ceux qui au cours de nos vies gagnent autant que des millions d'autres êtres humains, dont chaque jour des millions meurent de faim…
Ne pas venir en aide à des humains en détresse en dépensant de quoi faire vivre des villes ou des pays entiers n'est pas seulement de l'égoïsme, c'est un homicide par négligence.