Jamais mieux servi que par soi-même #12
Autonomie [n.f.]: concept fragile de liberté morale, psychique, physique ou matérielle

Le journaliste Malick Reinhard déconstruit, avec humour et philosophie, les clichés qui lui collent à la peau et pointe du doigt (au figuré) la maladresse des «valides» face au handicap. Il nous explique cette semaine à quel point son autonomie au quotidien est fragile.
Publié: 21.08.2021 à 09:40 heures
Photo: Thomas Meier
Malick Reinhard

«Malick, tu as encore besoin de quelque chose avant que je m’éclipse?», me lance mon auxiliaire de vie, alors occupé à ranger son reste odorant de pâtes au thon dans un sac à dos plus proche d’une guenille que d’un bagage en bâches de camion usagées pour bobos en quête de biens positionnels. Je lui réponds par la négative, lui assure que tout va bien, qu’il profite de son dimanche et le congédie, non sans une certaine familiarité dans l’échange.

Il n’y a qu’une fois par semaine que cela se présente: je suis seul, chez moi. Comprenez que, lorsque, comme moi, le moindre geste qui demande plus de 0,000007 newton de force est impossible, l’idée de rester seul, sans aide extérieure, paraît fortement surréaliste. Mais, tant pis, j’ai toujours aimé Picasso et me suis donné comme «privilège» celui de rester sans assistance d’une tierce personne 4h30 par semaine. Une bulle précieuse, qui, même si elle me prive d’autonomie, me permet de respirer. Bref, d’être avec moi et seulement moi. Et puis, de toute façon, nous vivons dans l’ère numérique: mon smartphone me permet, plus ou moins facilement, d’appeler à l’aide si besoin.

Inspirer…

Nous sommes donc dimanche. Il est maintenant 14h27 et je suis plongé dans «Chems», un roman «feel good» qui traite depuis maintenant 135 pages de la sexualité d’un jeune journaliste qui, pour atteindre le Nirvana, est obligé de passer par la MDMA. Rien de bien fantasque. Mais la lecture reste l’une de mes seules activités possibles, durant cette bulle de solitude. Alors, intrigué depuis une demi-heure par les écrits de Johann Zarka, je suis interrompu par une douleur lancinante et sciatique. De plus en plus forte. De plus en plus insoutenable. J’avais pourtant pris de quoi être couvert durant cette trêve d’assistance. Merde.

Il est 14h43. Je serre les dents pendant un bon quart d’heure, mais, maintenant ce n’est plus possible. Je vais devoir reprendre un antalgique. «Dis Siri, appelle ma voisine avec le haut-parleur», marmonne-je à mon téléphone. «Dis Siri… Dis Siri…». Pas de réponse. La seule passerelle entre moi et la sécurité vient de céder. Le précieux s’est éteint, faute de batterie – la seule chose que je n’avais pas anticipée… En même temps, tout à fait inconsciente ou inconscient serait celle ou celui qui utilise un assistant virtuel fragile pour garantir sa survie. Toutefois, aujourd’hui, cet outil d’inconscient apparaît comme le plus accessible. Inspirer. Expirer. Relativiser. Ne pas penser au pire et accepter une potentielle fatalité. Et si la maison prenait feu?! Merde et remerde.

Expirer…

15 heures. Ma douleur dans la hanche s’accentue encore et encore. Je gémis docilement et cherche une alternative au portable hors-service. Téléphoner depuis mon ordinateur par le biais du wifi? Impossible sans la connexion du smartphone au laptop. Envoyer un WhatsApp, toujours depuis mon ordinateur? Impossible encore sans la connexion de ce foutu téléphone. «C’est beau la technologie», s’exciterait mon ascendante. Tiens, en parlant de mon ascendante: je me rappelle qu’elle doit passer boire le café chez moi, aujourd’hui. Dans 90 minutes. Interminables. Arf.

J’essaye de me concentrer sur mon livre à la trame libidineuse et antiprohibitionniste. Une page. Puis une deuxième. Inspirer. Expirer. J’ouvre les yeux. Je ne gémis plus; je grogne. Pour théâtraliser davantage la situation, mon chat d’appartement implore que je lui ouvre la porte pour accéder au jardin. Je lui explique, dans un langage tout à fait incompréhensible pour son espèce, que je ne peux lui ouvrir la porte, qu’il y a le projet de lui faire installer une chatière et qu’il va falloir attendre un peu. Le félin me regarde l’air de dire «merci, mais non merci» et reprend de plus belle ses vocalises. Le caractère absurde de cette scène ionescienne me dessine un rictus. J’ai mal.

Relativiser

Malgré tout, le temps passe. Doucement. Mais sûrement. J’observe attentivement mon environnement. Mon salon. Plutôt familier. Je ne sais trop pourquoi, les notes de «No Surprises» résonnent maintenant dans mon cortex. Je pose alors mon esprit sur la mélodie des britanniques de Radiohead, sur le riff de guitare moelleux porté par Ed O’Brien, le glockenspiel de Jonny Greenwood, sur autre chose que l’attente – comme enivré par cette douleur qui s’écoule maintenant dans ma jambe.

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Je continue à philosopher intérieurement. Comment améliorer mon travail? Mourir, est-ce que ça fait vraiment peur? Pourquoi Christian Constantin s’obstine à colorer ses cheveux d’un noir corbeau suranné? Une partie de jambes en l’air avec Conchita Wurst ou Marie-Thérèse Porchet? Soudain, un bruit me sort de mon monologue. On frappe à la porte:

— Coucou! C’est moi. Je suis un peu en avance, lance une voix dans l’entrée.
— Maman, c’est toi!?
— Oui.
— Bonjour. Tu peux m’aider, s’il te plaît…

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