L’air est frais dans les galeries sinueuses de la gare de Lausanne. Au loin, des effluves de bretzels industriels, d’humidité froide et de mictions humaines, laissées ici et là. Le bruit sourd des trains entrant sur les quais, le va-et-vient des pas et le tumulte de mille discussions, rendent l’écoute active difficile. Pourtant, au milieu du ramdam ferroviaire, l’exclamation d’un enfant, à peine plus haut qu’une caissette à journaux, à peine plus gros qu’un réverbère, se distingue: «Maman, un handicapé!»
Dans la panique d’une telle remarque, Maman tire la caissette à journaux loin de «l’handicapé» et l’exhorte à ne pas regarder, à continuer sa route jusqu’à disparaître – comme la presse papier qu’elle contient. Quel affreux spectacle! Mais qui donc a laissé sortir cette chose? Qui l’a laissée traîner, là, dans cette gare, où de nombreuses voyageuses et de nombreux voyageurs n’ont jamais demandé à assister à ce cirque des horreurs? Un infirme. Chevelu. Fortement chevelu. Et métis, qui plus est.
Une expression légitime
Tout s’arrête pour moi, à cet instant. J’ai envie de répondre à cet enfant. De lui expliquer. De communiquer. Bref, de lui apprendre. J’ai envie d’interpeller sa mère, à peine plus haute que lui, pour en faire de même. Malheureusement, mes capacités pulmonaires faibles couplées au vacarme de la gare m’en empêchent. Mon train arrive dans trois minutes et je suis en retard. Mince.
Madame, Madame, sachez que l’expression spontanée de votre bambin est on ne peut plus légitime. Importante, peut-être même. Le journaliste à mobilité réduite que je suis vous le dit: le privilège d’un enfant, c’est être en droit de poser des questions, sans passer pour un fureteur. Alors, Madame, laissez votre progéniture user de ce privilège infantile. En revanche, ne lui donnez aucune chance de se réfugier, comme vous le faites, dans la fuite, au moindre tressaillement de peur. Et d’y rester logé. Longtemps. Parfois toute sa vie. Laissez-le apprendre et apprenez donc avec lui.
Ne pas avoir peur d’avoir peur
Ma chère Madame, si vous lisez Blick, et plus particulièrement «Jamais mieux servi que par soi-même», vous saurez déjà que votre peur est légitime. Un vilain truc qui nous viendrait de nos ancêtres, les australopithèques. Un vilain truc quasi animal que vous et votre môme portez en vous, au plus profond de votre ADN. Un vilain truc copain de notre cerveau reptilien. Le vôtre fonctionne visiblement très bien.
Cependant, Madame, la peur, parfois (souvent?) peut être ôtée grâce à l’information. S’informer. Un vrai discours de «journalope», qui croit encore (un peu) en ce qu’il fait. Mais surtout, ce que je vous écris là, Madame, c’est avant tout le vrai discours d’un infirme-chevelu-métis qui, doté de capacités cognitives ordinaires (ne demandez surtout pas à mes proches, elles et ils vous diraient le contraire) et dont les fonctions auditives n’ont pas été altérées, peut vous écouter et vous répondre. Ce «Maman, un handicapé!», je l’ai entendu. Et je n’ai aucune honte à reconnaître que, même sorti de la bouche d’un enfant, ce genre de propos, de par sa récurrence, devient blessant, révoltant, irritant… Ça dépend des jours.
Mais, le plus révoltant, là-dedans, c’est votre réaction, Madame. Celle que vous avez donnée à votre enfant. Et que votre enfant donnera à ses enfants, qui les donneront à leurs enfants. Et ainsi de suite. Et cætera. Et tralala.
Oser demander, oser questionner
Chères et chers parents, j’en appelle donc à votre courage. Tel un chef d’État qui donnerait une conférence de presse morne sur l’évolution de la situation sanitaire impactée par le «nouveau coronavirus» – c’est comme ça qu’ils l’appellent sur les supports gouvernementaux officiels. D’ailleurs, tel un chef d’État, je m’égare; j’en appelle donc à votre courage, puisqu’il va falloir contrer votre peur. Votre peur légitime. Osez donc présenter votre bout de chou à la personne qui l’intrigue. Vous savez, celle qui à la chance de se faire pousser, alors que vous, vous galérez à trottiner en tirant une caissette à journaux dans la foule.
Chères et chers parents, j’en mets donc ma main à couper (et Dieu sait si j’en ai besoin): la plupart des personnes en situation de handicap préféreront cette interaction singulière en lieu et place de votre panique, de votre fuite du sujet, de votre ignorance. Et puis, si malgré tout ce n’est pas possible, juste un truc en passant, valable pour tout le monde: on dit «enlève-toi, il y a une personne en chaise roulante» et pas «enlève-toi, il y a une chaise roulante». Car, même si elle vous fait peur, il y a une personne dans cette chaise roulante.