Mettons de suite les choses sur la table, parce que je vois déjà le non-débat des meilleures fins de soirée arriver. «Il y a deux semaines, le type nous promettait de parler d’autre chose que de sa condition, et le voilà déjà revenu au point de départ.» Alors, oui. Mais non. Parler de handicap, certes, on le fera aujourd’hui. Toutefois, au vu de ce qui succède, je crois que l’on parlera avant tout de droits humains.
C’est une histoire ferroviaire qui se raconte avec le rictus au bout des lèvres. Avec le «tss…» du mépris. Un roman de gare écrit et vécu sous le soleil de juin. Timide, par instant, il se soustrait aux stratus. Puis revient, soudain. Dans le contraste des températures, ma voisine de droite se serre encore dans un blouson spéciste, tandis que mon camarade de gauche, lui, frime déjà avec sa chemise en lin lignée et ses sandales à lanières que les plus puristes appelleraient plutôt «Birckenstock».
À 227 kilomètres de là
Au milieu, juste au centre, pour ma part, ce sera chemise blanche et chaussures accordées. Dans quelques instants, je suis attendu à 227 kilomètres de là. Dans la Zurich internationale. Rendez-vous de travail programmé depuis moult semaines, je regrette un peu moins ce vêtement salissant que j’ai su préserver toute la journée.
Je jette rapidement un œil à mon smartphone. Comme pour me rassurer. Toute personne en situation de handicap saura que, dans une gare, sans avoir demandé préalablement l’aide des CFF, elle n’atteindra jamais sa destination. Particulièrement lorsque le trajet est conséquent. Mais, ma boîte d’envois est formelle. Il y a un peu plus de 24 heures, à 14h32, les Chemins de fer fédéraux ont reçu ma demande d’assistance. Heure de départ, heure d’arrivée, correspondances, classe, toutes les informations sont maintenant en leur possession.
En ce jeudi, le soleil a beau être timide, lorsqu’il laisse pointer ses rayons, sa chaleur n’a pas trop de mal à transpercer ma tenue des moyennes occasions. Heureusement, dans le hall de la gare de Lausanne, le frais sort vainqueur et vient nous apaiser. Un courant d’air ici, un autre là-bas. Il ferait presque bon vivre dans la cohue du bâtiment Art nouveau de la Belle Paysanne.
«Entrée en gare de l’Inter-City 1»
Carole, la voix des CFF, m’informe qu’il est temps de rejoindre mon point de rendez-vous. «Entrée en gare de l’Inter-City 1, direction Fribourg, Berne, Zurich, Saint-Gall. Voie 1.» Quel soulagement! J’ai réservé juste. Je sais à quel point une demande d’assistance erronée ne saura être solutionnée dans les sept minutes qui me séparent du départ de mon train. Pour toutes sollicitations de la sorte, il faudra réserver au minimum une heure à l’avance. Sans quoi, personne ne sera présente pour assurer l’embarquement ou le débarquement de «la chaise roulante».
Tout se passe à merveille. Voilà quatre minutes que je me suis sagement installé en parallèle du monte-charge jaune soleil (encore lui) estampillé «PMR», pour «personne à mobilité réduite». Il reste donc trois minutes pour préparer l’engin, m’installer en son centre et me placer en queue de wagon – il n’y a qu’ici que les deux premiers sièges seront remplacés par des strapontins, permettant ainsi que je me positionne avec mon fauteuil roulant.
Je n’irai pas à Zurich
15h18. Sur le quai, pratiquement plus un chat. Tout le monde, ou presque, est désormais installé dans les différentes voitures de l’Alstom vieillissant. Seul un technocrate en costume-cravate s’empresse de sauter dans la première classe. Et moi. Toujours en tête à tête avec un monte-charge. On a connu mieux comme date. Le chef de train, également, semble prêt au départ. Et je me retrouve impuissant sous le cagnard de la fin du printemps. Les aiguilles de la Mondaine semblent catégoriques: le train, «mon» train partira dans une minute. Et, ici, sur le bitume, toujours personne. Pas de gilet orange à l’horizon. Le «Zugchef» siffle, les portes claquent, le moteur vrombit, mon ventre se tord. Je n’irai pas à Zurich.
D’habitude plus enclin au carpe diem, dans les sous-sols de la gare, je peste. Et, allez savoir pourquoi, mon cortex m’inflige la mélodie d’un de ces vieux titres, chantés par Richard Anthony. «Et j’entends siffler le train, et j’entends siffler le train…» Avec pour seul outil mon smartphone – celui-là même qui m’a assuré, il y a quelques minutes, que je partirai –, j’appelle immédiatement la ligne handicap des CFF. J’explique la situation. Je demande des explications. Des solutions, aussi. Mais, rien à faire, on me répond, dans un français fédéral: «Désolé Madame, avant une heure de temps plus tard, nous, on ne pourra rien faire…» En bon citoyen suisse, je remercie encore la dame, que je me permets tout de même, à mon tour, de dénommer Monsieur.
Décidément, à défaut d’une assistance, j’ai rendez-vous avec l’impuissance. Rien à faire. Aucun plan B; même dans le meilleur des cas, je saurais arriver dans la Capitale économique. Il va falloir convenir d’un nouveau rendez-vous, annuler l’assistance de mon retour initialement prévu en gare de Zurich, m’excuser à la place d’un service public. Et assumer l’injustice. Assumer cette réalité. Notre loi sur les droits des personnes en situation de handicap n’a pas été respectée. Une fois de plus. Dans la résilience des grands jours, avec le fameux cellulaire devant moi, je finis par me résoudre à y faire face: «Chères et chers collègues, mon train de 15h20 est bien arrivé. Ceci dit, me voilà bien embêté…»