C'est une époque intéressante – c'est le moins que l'on puisse dire – lorsqu'une séance de lecture pour enfants se transforme en évènement politique sous haute tension.
Samedi midi, environ 150 personnes sympathisantes de la communauté drag montaient la garde devant la bibliothèque Pestalozzi dans le quartier zurichois d'Oerlikon. En face, une poignée de Freiheitstrychler, ces sonneurs de cloches qui avaient défrayé la chronique lors de la crise du coronavirus en s'opposant aux mesures sanitaires en Suisse. Daniel Stricker, figure coronasceptique et journaliste autoproclamé, diffusait l'évènement en direct, alors qu'une dizaine de policiers se tenaient prêts à intervenir.
«Drag Story Time»
Certains soutiens ont effectué un sit-in devant la bibliothèque. Raphaël Portmann, 23 ans, a tenté de repousser les opposants avec de la danse, des paillettes, des confettis et du Taylor Swift sortant d'une basse: «Je trouve ça horrible que des néonazis et d'autres enflures veuillent s'attaquer à des événements pour enfants.» Le but de sa présence: garantir une belle expérience aux jeunes qui se rendaient au «Drag Story Time», l'événement en question.
Dans la bibliothèque, 70 enfants et 50 adultes y ont participé. Il s'agissait d'une séance de lecture menée par des drag-queens et drag-kings. Six agents de sécurité encadraient l'entrée, surveillaient les fenêtres et observaient ce qui se passait devant la bibliothèque. C'est la première fois que Felix Hüppi a dû engager du personnel de sécurité pour un événement, explique-t-il : «Et j'espère que ce sera la dernière fois.» En amont de la séance de lecture, il avait reçu plus de 80 courriels d'insultes et de menace.
Un politicien UDC met le feu aux poudres dès 2019
Tout a commencé une semaine auparavant. Le politicien UDC Andreas Glarner s'en est pris à une journée sur le genre prévue dans la commune zurichoise de Stäfa. Il a publié le numéro de téléphone portable de l'assistante sociale responsable, ce qui a contraint l'école à annuler la journée en raison d'un afflux massif de menaces. La journée du genre fait pourtant partie du programme scolaire «Lehrplan21» et n'avait pas été contestée jusqu'à présent.
La cible suivante d'Andreas Glarner, épaulé par le conseiller national UDC Roger Köppel, était le Drag Story Time. Cette fois aussi, son audience a répondu présente et s'est insurgée contre l'évènement.
Andreas Glarner n'en est pas à son coup d'essai, mais quelque chose a changé dans l'opinion publique suisse. Lorsqu'en 2019, le conseiller national UDC a mis en ligne le numéro de téléphone portable privé d'une enseignante zurichoise qui avait indiqué dans sa lettre aux parents que les enfants musulmans pouvaient être dispensés de cours pendant le ramadan, l'indignation a été grande. Andreas Glarner a dû s'excuser cinq jours plus tard pour son action.
Le nouveau combat culturel de la droite
Mais en 2023, l'UDC se tait. Elle laisse faire son trublion et ne commente pas l'appel à la violence. Nous sommes en année d'élections fédérales. Pour savoir où peut mener la nouvelle lutte culturelle de droite, il suffit de regarder du côté des Etats-Unis, où les attaques de ce genre font rage: le gouverneur républicain et principal challenger de Donald Trump, Ron DeSantis, a signé cette semaine en Floride une loi qui permet à l'État d'ôter la garde d'enfants trans à leurs parents.
Malgré les départs de feu en ligne qui ont précédé l'événement, aucun incident n'a eu lieu samedi. Selon le directeur de la bibliothèque Felix Hüppi, le Drag Story Time s'est déroulé dans le calme. Un drag-king a lu un extrait du livre «Kati will Grossvater werden» (Kati veut être grand-père, en français), les gens ont chanté, dansé et se sont déguisés.
Décalage entre indignation en ligne et réelle mobilisation
Seule une troupe éparse d'opposants de droite s'est manifestée. Le point culminant de la «protestation» a été un sonneur solitaire qui a agité ses cloches sous les huées des contre-manifestantes et contre-manifestants, avant d'être rapidement interpelé par la police. Pour le reste, les forces de l'ordre n'ont pas eu à intervenir.
Au total, ce sont 200 personnes qui sont venues exprimer leur solidarité sous la forme d'un sit-in. 150 ont formé un mur de protection à l'extérieur contre les manifestants de droite. Le Drag Story Time montre également à quel point l'indignation ressentie en ligne et l'indignation réelle peuvent parfois diverger.
À la fin, alors que les sonneurs de cloche avaient déjà quitté les lieux, trois personnes sont sorties sur le balcon de la bibliothèque Pestalozzi pour lancer des confettis sur la foule en entonnant: «We are here, we are queer!» («Nous sommes là, nous sommes queers»). La foule a exulté et a repris le slogan en cœur.