Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il aura eu une fin de carrière agitée. Déjà attaqué à la sulfateuse par la présidente du Parti socialiste vaudois, auteure d’une chronique dont le titre — «Du balai et du sang neuf!» — ne laisse aucun doute sur son mécontentement, le procureur général vaudois Eric Cottier se retrouve une nouvelle fois dans la tourmente.
Selon des documents que Blick s’est procurés, l’instructeur en chef de l’État fait l’objet d’une plainte pénale l’accusant de s’être chargé d’une affaire dans laquelle il n’aurait pas pu être impartial. Il lui est reproché d’avoir exercé une contrainte sur une plaignante et d’avoir, au final, abusé de son autorité (article 312 du Code pénal).
Pour que cette plainte puisse être instruite, encore faut-il que l’immunité du premier procureur vaudois soit levée. A cet effet, une demande a été faite à la présidente du Grand Conseil, Laurence Crétegny, ainsi qu’au bureau du Grand Conseil, en novembre 2021. Blick a appris que la présidente libérale-radicale a nommé, au nom du bureau, une procureure extraordinaire extra-cantonale en mars 2022. Celle-ci doit déterminer s’il y a lieu d’entamer une procédure.
Une plainte contre l’un de ses procureurs
Les tenants et aboutissants de l’histoire qui mènent à ces accusations hors du commun? L’affaire litigieuse remonte à l’année 2014. Elle mêle un procureur vaudois que nous ne nommerons pas et son épouse. Dans le cadre de problèmes conjugaux, cette dernière dépose une plainte pénale contre lui.
S’ensuit une longue bataille juridique entre elle et son mari. C’est le procureur général en personne qui se charge de l’affaire. Soit le supérieur hiérarchique direct du prévenu. L’un des premiers actes juridiques, après le dépôt de plainte au domicile des conjoints auprès de la police, est une audition de confrontation. Celle-ci a lieu le 23 décembre 2014. La femme est interrogée directement par le procureur général, une demi-heure avant son mari.
La plainte suspendue
Selon les documents en notre possession, la première question d’Eric Cottier évoque expressément ses liens avec le procureur concerné. Il demande à la plaignante, interrogée en tant que témoin et non en tant que partie civile, si elle est d’accord qu’il instruise l’affaire. Elle répond: «Je ne vois pas d’objection à ce que vous instruisiez cette enquête. J’ai pleinement confiance en vous».
Le procès-verbal ne nous dit rien de l’état psychique de cette femme, chez qui la police était intervenue quelques jours auparavant. Était-elle en état de s’opposer au supérieur hiérarchique de son mari? C’est l'une des questions auxquelles devra répondre l’enquête. Une chose paraît d’ores et déjà sûre: la question posée par le procureur général suggère qu’il était conscient que le cas était délicat.
L’audition se termine par une décision courante dans les affaires conjugales: la plainte est suspendue (art. 55a du Code pénal). Il ressortirait des témoignages des deux conjoints une volonté de trouver un terrain d'entente. La plaignante a six mois pour demander de révoquer cette suspension et donc de rouvrir l’enquête.
La femme du procureur décide de le faire «en raison d’autres faits graves (ndlr, au sein de sa relation) qui ont eu lieu depuis le mois de janvier dernier (ndlr, soit janvier 2015)». L’enquête est donc rouverte en juin 2015. L’avocate qui représente la plaignante lui annonce que le dossier devrait être transmis à un procureur ad hoc d’un autre canton.
Classement sans suite
Pourtant, la plainte est classée par Eric Cottier le 30 novembre 2015. Motif: la plaignante l’aurait retirée, ce que contestent les documents transmis en 2021 au Bureau du Grand Conseil. Contacté, ce dernier ne commente pas le cas, tout en nous expliquant que ce genre de demandes d’ouvertures de poursuites à l’encontre de juges ou du Ministère public ne sont pas inhabituelles: «Cela fait partie de la vitalité de notre démocratie», nous écrit dans un courriel son secrétaire général Igor Santucci. La procureure extraordinaire nommée pour l’occasion n’a pas non plus répondu à nos sollicitations.
La question reste donc entière: Eric Cottier aurait-il dû se récuser? L’article 56 du Code de procédure pénale prévoit qu’un magistrat doive se récuser en cas de proximité avec l’affaire. Cela vaut notamment s’il a un intérêt personnel ou un «rapport d’amitié étroit ou d’inimitié avec une partie».
Lorsque la situation s’inverse, Cottier se récuse
Ce qui laisse perplexe, c’est qu’Eric Cottier n’hésite pas à se récuser lorsque la situation s’inverse. En 2019, le procureur initialement visé par les accusations de son épouse porte plainte contre son ex-femme. Dans un courrier officiel adressé au tribunal, le procureur général demande alors la récusation de tous les procureurs vaudois et la nomination d’un magistrat extra-cantonal pour instruire l’affaire.
Le tribunal, sous la direction du juge Jean-François Meylan (à l’époque encore président du Tribunal cantonal), s’est empressé d’accéder à cette requête le 30 octobre 2019, estimant que «dans la mesure où le plaignant est procureur au sein du Ministère public du canton de Vaud, il ne saurait être question de faire instruire une enquête, […] par un autre procureur du Ministère public du canton de Vaud, vu les allégations privées, voire intimes de la plainte. La compétence du procureur général ou des procureurs d’arrondissement apparaît en effet problématique au niveau de l’apparence de prévention.»
Eric Cottier pouvait-il être impartial?
L’apparence de prévention suffit, dans le principe, à imposer la récusation d’un magistrat. Si les circonstances laissent planer le doute sur son impartialité, ce dernier doit de lui-même se récuser. Selon Elie Elkaïm, avocat et ancien Grand bâtonnier du canton de Vaud, c’est là que se trouve le nœud du problème: «La jurisprudence laisse une marge d’appréciation au magistrat.»
Au-delà des cas où subsiste un intérêt personnel évident et où le procureur n’a guère de choix, il existe une zone grise: celle des intérêts potentiels indirects et de cette fameuse apparence. «Dans le fond, il peut être capable d’avoir le recul nécessaire, indépendamment des éventuels liens qu’il a avec l’affaire.»
Dans un pays aussi petit que la Suisse et avec une justice morcelée par cantons, on se croise forcément dans le monde judiciaire, ajoute-t-il. Dans cette situation concrète, le fait que le prévenu soit le subordonné d’Eric Cottier pourrait néanmoins soulever quelques questions: est-ce qu’indirectement, le procureur général n’avait pas un intérêt personnel au sort d’un magistrat qu’il a, en règle générale, recruté et choisi?
«Le fait que vous m’appeliez et qu’il vous semble qu’il y ait un problème, c’est peut-être déjà le signe qu’il y en a un, estime Elie Elkaïm. La récusation est surtout destinée à empêcher qu’une décision soit affaiblie ou remise en cause par une apparence de possible partialité, quand bien même la décision prise l’a été dans les règles de l’art.»
Une coterie au Ministère public?
Un autre avocat de la place vaudoise contacté par Blick se montre plus combatif: «Certains estimeront peut-être qu’il n’y a plus lieu d’en faire tout un plat, étant donné qu’Eric Cottier est en fin de règne et qu’il ne faut pas tirer sur les ambulances.»
Selon lui, cette affaire illustre toutefois le fonctionnement problématique du bureau du procureur général. «Cela montre bien qu’au-delà des critiques sur la politique pénale, il existe une forme de coterie au sein du Ministère public.» Indépendamment de l’issue de la plainte, la procédure donne l’impression que des figures d’autorité se protègent entre elles.
Nous ne saurons pas pourquoi Eric Cottier a estimé que le principe d’apparence de prévention s’appliquait à la plainte de 2019 et non pas à celle de 2014. Contacté, il a refusé tout commentaire, se disant lié par le secret de fonction. Il nous a toutefois assuré que toutes ses décisions ont été prises en conformité avec les règles. La preuve: personne ne les a contestées par voie de droit. Jusqu’à maintenant.