Un vent conservateur souffle sur la Suisse romande et une armée de légionnaires anti-«woke», anti-«cancel culture» ou encore anti-«néoféminisme» arrive à imposer son discours dans les médias comme sur les réseaux sociaux. Jusque dans les parlements cantonaux, même. Assez piquant pour être relevé: les tenants du «on ne peut plus rien dire» ont réussi à interdire une manière d’écrire.
Sous l’impulsion de l’Union démocratique du centre (UDC), avec l’aide du reste de la droite principalement, les administrations valaisanne et genevoise n’auront plus le doit d’utiliser une certaine forme d'écriture inclusive. Adieu les points médians ou le «x» permettant aux personnes ne s’identifiant ni au genre féminin ni au genre masculin de ne plus se sentir exclues, ou discriminées. Les graphies telles que «citoyen.ne.x.s» sont donc bannies.
Mais il est une commune neuchâteloise qui résiste — encore, et peut-être toujours — au mouvement envahissant: celle de Val-de-Travers (10’000 habitants). Se sentant pousser des ailes, l’UDC du coin, emmenée par Niels Rosselet-Christ, élu au législatif de la petite ville et président du groupe au Grand Conseil, a voulu suivre l’exemple de ses grands frères valaisans et genevois. En vain: ce lundi 21 mars, sa motion a été balayée par 22 voix contre 6 et 7 abstentions. Seuls les membres du parti agrarien l’ont soutenue. Une baffe.
«Le diable se cache dans les détails»
Un vote à contre-courant. «Hélas oui, se désole Niels Rosselet-Christ, joint par Blick. En novembre, le Grand Conseil avait déjà refusé notre recommandation en ce sens. C’est malheureux. Et le PLR s’est montré frileux.»
Le député s’aligne sur les prises de position de l’Académie française et dénonce «avant tout la forme», qui rend «la lisibilité et la compréhension d’une phrase difficile» et dénature la langue. Pour lui, le combat est moins anecdotique qu’il n’y paraît. «Le diable se cache dans les détails. La démarche de l’écriture inclusive fait partie d'un mouvement idéologique qui veut tout déconstruire et ce n’est pas anodin. Elle fait partie d’un féminisme qui utilise notamment une rhétorique raciste et sexiste quand il vise le mâle blanc oppresseur. L’égalité des droits et des devoirs, — j’insiste sur ce dernier point — hommes-femmes ne réside pas dans l’écriture.»
Mais alors où? «On ferait mieux d’investir notre énergie à corriger les inégalités salariales, à harmoniser l’âge de la retraite ou à rendre le service militaire obligatoire pour toutes et tous! Ce serait ça, l’égalité.»
«Je veux qu'on entende ce 'e' qui chante»
Un autre point le chiffone. «Celles et ceux qui défendent les points médians et les tirets sont les mêmes qui prônent d’étendre la reconnaissance d’un nouveau genre à travers le pronom 'iel'. Et après, ça sera quoi?»
Mais tout de même, les personnes trans, agenres, queer ou encore non binaires n’ont-elles pas le droit de pouvoir se reconnaître dans un texte d’une administration payée par leurs impôts? «Si la Confédération devait reconnaître un troisième genre, nous pourrions y réfléchir. Mais l’évolution ne doit avoir lieu que dans ce cas de figure. Il n’y a aucune raison que la langue cède avant.»
La socialiste Katia Della Pietra, vice-présidente du parti cantonal, s’est battue contre la motion de son collègue UDC. «Lors du débat, j’ai adopté une position féministe face à cette motion réactionnaire. Je me bats pour l’égalité, et donc pour la représentation des femmes dans l’écriture. Il ne faut pas effacer les femmes alors qu'elles constituent la moitié de la population. Nous devons pouvoir voir qu’elles sont là et qu’elles existent, je veux qu’on entende ce 'e' qui chante!»
Impossible d'arrêter une machine en marche
Outre le «e», le «x» a aussi son importance à ses yeux: «Je vais commencer à l’utiliser dans mes communications politiques pour inclure une plus grande partie de la population.» La députée, qui salue au passage le progressisme neuchâtelois, voit encore un autre problème dans la proposition UDC. «Nous, membres de législatifs, n’avons pas l’autorité, pas plus que l’Académie française, pour prononcer ce genre d’interdiction. La langue évolue avec son temps et appartient à ses usagères et ses usagers.»
Interdiction ou pas, la machine est en marche et ne semble pas près de s’arrêter. «C’est l’évolution de la société qui conduit à une évolution linguistique, constate Corinne Rossari, professeure de linguistique française à l’Université de Neuchâtel. Il y a des enjeux politiques et des choix sociétaux qui se reflètent dans la langue et qui peuvent conduire à des affrontements. In fine, ce sont les usagères et usagers qui tranchent.»
L’intellectuelle, qui a récemment contribué à la réalisation de l’ouvrage «La Grande Grammaire du français», estime difficile de s’opposer aux changements qui apparaissent. «L’Académie française a beau écrire des recommandations, il n’est pas possible d’arrêter les évolutions de la langue. C’est pour ça que légiférer me semble contreproductif.» Elle souligne par ailleurs que les formes contractées — comprenez, les points médians ou les barres obliques — de l’écriture inclusive n'entravent pas la compréhension d'un texte.
Pourquoi tant de haine?
Alors au fond, pourquoi tant de haine? Avant de répondre à cette question, le psycholinguiste Pascal Gygax, auteur du livre «Le Cerveau pense-t-il au masculin?» avec Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, tient à recentrer le débat. «La base du débat, c’est la démasculinisation de la langue, amorce ce chercheur à l’Université de Fribourg. Et il faut noter une chose: les opposantes et opposants à l’écriture inclusive sont souvent, dans les faits, surtout opposés aux formes contractées de l’écriture inclusive, qui sont finalement minoritaires.» En d’autres termes, le fait de s’adresser aux «citoyennes et aux citoyens», autre exemple d’écriture inclusive, semble moins poser problème.
Aux yeux du scientifique, trois éléments permettent d’expliquer «les tensions viscérales» et l’opposition aux différentes formes d’écriture inclusive. «Pour l’instant, la recherche montre que ces variables sont le conservatisme, le sexisme et/ou la croyance dans un monde juste, donc le fait de croire que les choses vont bien et qu’il n’y a pas besoin de les changer.» A la liste des recherches sur le sujet pourraient peut-être venir s’ajouter à l’avenir la transphobie et l’incompréhension face aux identités non-binaires.