Le 6 décembre 1992, Jacques Delors est à Bruxelles lorsqu’il reçoit la nouvelle du «Non» helvétique à l’Espace Économique Européen (EEE). Le président français de la Commission européenne n’arrive pas, dans un premier temps, à comprendre pourquoi les électeurs suisses ont, par la plus étroite des majorités (50,3% contre 49,7%) rejeté cette intégration à un ensemble taillé sur mesure pour accueillir la Confédération. «Il admirait la démocratie suisse mais il regardait trop les cantons romands (tous ont voté pour, avec Bâle-Ville et Bâle campagne). Il n’avait pas compris que la Suisse alémanique, travaillée au corps par Christoph Blocher, dirait non à l’Europe», estime un ancien ambassadeur Suisse à Bruxelles.
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Jacques Delors est décédé à 98 ans, mercredi 27 décembre. De ses dix années passées à la tête de la Commission européenne, entre 1985 et 1995, les commentateurs internationaux retiennent d’abord la mise sur les rails de l’euro avec l’adoption du Traité de Maastricht du 7 février 1992, et l’avancée vers l’élargissement aux ex-pays communistes de l’Est, concrétisé en mai 2004. La Suisse? Personne, à coup sûr, ne va en parler au moment de tisser des éloges à l’ancien ministre français des Finances dont les meilleurs soutiens européens furent le président François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl. Et pourtant: sans l’impulsion et la compréhension de Jacques Delors, la solution des «bilatérales» n’aurait jamais vu le jour. Ce n’est pas un hasard si l’ancien chef de la Mission suisse à Bruxelles, Alexis Lautenberg, conserve encore aujourd’hui dans son bureau une photo le montrant aux côtés de l’ex-président de la Commission.
Le récit d’un paradoxe
Delors et la Suisse? C’est d’abord le récit d’un paradoxe. «Il était le symbole du partenariat franco-allemand que les Suisses ont très souvent vu d’un mauvais œil», juge Gilbert Casasus, professeur émérite à l’Université de Fribourg. «Sauf que les Suisses reconnaissent en lui un homme d’État. Et mieux: un 'socialiste' français acceptable. Il représentait une social-démocratie avec laquelle, là avec raison, nous n’avons jamais associé la France.» Impossible en effet de délier les liens entre Jacques Delors et la Confédération d’une question qui le frappa de plein fouet, en mai-juin 1981, lorsqu’il accède au ministère des Finances à Paris. François Mitterrand vient d’être élu président de la République. Son programme est celui de l’Union de la gauche. Quatre ministres communistes entrent au gouvernement. Les fortunes françaises se ruent vers Genève. «Jacques Delors a compris, durant ces semaines printanières de 1981, que la Suisse est incontournable en Europe.»
Delors face à Otto Stich
L’un de ses interlocuteurs privilégiés, à Berne, est le rigoureux ministre des Finances socialiste, en poste de 1984 à 1995. Le premier prêche la relance, avant de buter sur le mur de l’argent et de la rigueur imposée par le risque de décrochage du franc français. Le second ne rêve que de budget en équilibre. «L’actualité est lourde de symboles», poursuit Gilbert Casasus. «Jacques Delors disparaît au lendemain du décès de l’ex-ministre allemand des Finances Wolfgang Schaüble, qui était à la fois un 'père la rigueur' et un grand Européen».
Pas un idéologue
La force de Delors fut, surtout, de ne pas être prisonnier d’une idéologie. Ce chrétien-social est pragmatique. Il a d’abord proposé à la Suisse, dans un discours prononcé en janvier 1989, «une zone de libre-échange entre la Communauté européenne et l’Association européenne de libre-échange (AELE) d’organes communs de décision et de gestion». Il a ensuite réceptionné, en mai 1992, la demande d’adhésion à la Communauté signée du Conseil fédéral (officiellement retirée en 2016). Puis, il a compris, après le référendum du 6 décembre 1992, que la Suisse avait besoin d’un costume taillé sur mesure. Ce seront les «Bilatérales», ces accords sectoriels conclus entre Berne et Bruxelles en 1999, dont le premier paquet fut approuvé par le peuple le 21 mai 2000.
Fin de la guerre froide
Une formule célèbre résume le lien à la fois politique et personnel entre Jacques Delors et la Suisse. L’ancien ministre français aimait dire que l’Union européenne est, pour lui, une «fédération d’États-nation». Sa conviction est celle d’une souveraineté partagée, mais jamais cédée aux instances bureaucratiques de Bruxelles contre lesquelles il peste d’ailleurs régulièrement. Delors sait qu’il a l’avantage de l’époque. Son histoire est indissociable de la désintégration de l’ex-URSS, en 1991, et de la fin de la guerre froide.
Mitterrand-Kohl
Indissociable aussi de ses deux parrains, Kohl et Mitterrand, tous deux attentifs à la Suisse. «Pendant les années de dures tractations de la Suisse avec Bruxelles pour négocier son contrat d’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), c’est au géant de Bonn que firent appel régulièrement les différents conseillers fédéraux en charge du dossier […] Et le chancelier, qui connaissait bien la Suisse, ne les déçut pas», écrivait Yves Petignat dans Le Temps en juin 2017, lors du décès de l’ex-Chancelier. Jacques Delors était l’autre ami européen de la Suisse. Celui qui, à l’heure de la reprise prochaine des négociations bilatérales, mérite d’être remercié par ce pays dont il saluait souvent, même en s’énervant, «la fatidique lucidité».