Il faut reconnaître une qualité à Ignazio Cassis: même si son agenda est plus que chargé, le président de la Confédération se montre toujours disponible. Il rentre tout juste de Paris et doit déjà se rendre à son prochain rendez-vous lorsque Blick le rencontre pour une interview. Mais on ne sent ni hâte ni stress chez le Tessinois.
Pour la première fois, vous avez été président de la Confédération suisse cette année. Quelle est pour vous l'essence de cette fonction?
C'est une tâche immense de veiller à la cohésion du pays. On est le visage du Conseil fédéral. A l'intérieur de la Suisse, comme à l'extérieur.
Avez-vous pu approfondir des relations particulières pendant cette année de présidence?
J'ai rencontré tous les chefs d'Etat et de gouvernement de nos pays voisins et j'ai échangé plusieurs fois avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. De telles relations sont extrêmement importantes. Nos voisins sont nos partenaires les plus importants, car l'essentiel de nos relations vitales et économiques s'entretiennent avec ces pays. En tant que Tessinois, la visite d'Etat du président italien Sergio Mattarella me tenait bien sûr particulièrement à cœur.
Que gardez-vous spécialement en mémoire?
Sans aucun doute, le début de la guerre en Ukraine. Prendre conscience de ce qui se passait était un défi. Toute l'Europe a été désorientée pendant un moment. En dehors de cela, je citerais peut-être ma rencontre avec la reine Élisabeth II.
Pourquoi?
C'était une femme exceptionnelle, rien que par l'élégance de sa personne, et ce, à 96 ans! La façon dont elle m'a résumé en quelques mots des relations historiques, en associant par exemple la guerre en Ukraine avec l'histoire de la Russie et même de la Prusse, c'était impressionnant.
Vous l'avez évoqué: votre année présidentielle a pris, de manière tragique, une dimension historique. Pour la première fois depuis 1945, l'Europe a connu une guerre d'agression. Ce souvenir sera-t-il écrasant?
Bien entendu. Et pas seulement pour moi, mais pour des millions de personnes. En Ukraine, mais aussi dans toute l'Europe. Ce n'est pas pour rien que l'on a évoqué un changement d'époque à plusieurs reprises.
Fin février, le Conseil fédéral a eu du mal à se positionner par rapport au conflit, en matière de sanctions notamment. Il y a eu des tergiversations pendant plusieurs jours. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi?
Il est intéressant de constater que, vu de l'étranger, nous avons plutôt agi rapidement. Dans ces moments-là, il faut savoir faire la différence entre l'émotion et la rationalité. Sans responsabilité, on peut se laisser aller à ses émotions. Mais la rationalité, c'est réfléchir aux conséquences des décisions que l'on prend pour les années à venir. Que signifient les sanctions pour notre politique de neutralité, le droit suisse et les bons offices? Prendre 48 heures de réflexion pour cela est, à mon avis, un devoir.
Malgré cela, on a tout de même eu l'impression que le Conseil fédéral n'a agi que sous la pression de l'opinion publique...
L'attaque russe a débuté à 4 heures du matin. J'avais déjà prévu une première séance extraordinaire du Conseil fédéral à 9 heures. Nous devions être au clair sur différentes questions. Car nous nous étions tous bercés de l'illusion que nous n'aurions plus jamais à nous soucier de la guerre en Europe. Nous avons dû apprendre à avoir tort.
La question de savoir comment la Suisse doit réagir aux conflits internationaux ou internes a pris une nouvelle importance avec la guerre. On le voit aujourd'hui avec l'exemple de l'Iran. Vivons-nous là aussi un changement d'époque?
L'histoire répondra à cette question. Il est clair que la Suisse condamne avec la plus grande fermeté les exécutions liées aux manifestations en Iran. Nous l'avons dit sans équivoque aux autorités iraniennes, tant à Berne qu'à Téhéran.
Venons-en à la Suisse elle-même. En tant que guide de la nation cette année, comment avez-vous appréhendé le pays?
J'ai pu visiter et rapprocher la Suisse du nord au sud et d'est en ouest. J'aime ce pays, il est d'une beauté phénoménale. Avec l'ensemble du Conseil fédéral, nous sommes allés à Genève et dans les Grisons à la rencontre de la population. Tant de gens nous ont remerciés pour ce que nous faisons. Toutes les critiques que l'on peut lire sur les réseaux sociaux semblent dérisoires à côté de cela.
De votre point de vue, la pandémie a-t-elle laissé une cicatrice dans la société?
Je ne sais pas si c'est le bon mot. Pour beaucoup, elle a sûrement servi de leçons. Beaucoup de gens sont aujourd'hui plus reconnaissants de vivre dans ce pays. Nous avons relativement peu souffert de la pandémie en comparaison internationale, même si ce fut une période très difficile pour certains. Beaucoup de gens ont réalisé que ce n'est pas grâce à Dieu que nous nous portons si bien, et que le Conseil fédéral, le Parlement et les cantons ne font peut-être pas si mal les choses.
Vous avez désormais deux nouveaux collègues au Conseil fédéral. Avez-vous déjà cherché à discuter avec Albert Rösti et Elisabeth Baume-Schneider?
Je me réjouis bien sûr de rencontrer les nouveaux élus. Je les connais tous les deux. Albert Rösti, du temps où je siégeais au Conseil national. J'étais aussi souvent assis à côté de Mme Baume-Schneider au Conseil des Etats, car elle y était deuxième vice-présidente. C'est là que nous avons parfois échangé nos points de vue. Après leur élection au Conseil fédéral, il s'agissait surtout pour moi de leur expliquer les règles le mieux possible lors de la séance sur la répartition des départements.
Votre parti, le PLR, critique le fait que la Suisse romande et le Tessin soient surreprésentés au Conseil fédéral. Comment voyez-vous cela, vous qui venez précisément de ce canton?
Je n'ai rien à dire à ce sujet. C'est au Parlement d'élire le gouvernement.
L'année prochaine aussi, vous ne manquerez pas de travail en tant que ministre des Affaires étrangères. Parlons de l'Europe. Vous laissez à nouveau entendre que la Suisse est sur la bonne voie en termes de bilatérales. Sur quoi fondez-vous cet espoir?
Après la gueule de bois qui a suivi la rupture des négociations sur l'accord-cadre, le Conseil fédéral a de nouveau montré la voie. Entre juillet et la fin de l'année, les discussions avec l'UE ont été plus intenses qu'auparavant. Ensemble, nous avons trouvé des solutions pragmatiques. Cela est aussi induit par la guerre en Ukraine. Elle nous a montré que nous faisions partie de la même communauté.
Quand le Conseil fédéral décidera-t-il d'entamer des négociations officielles?
Des questions restent en suspens. Le 23 novembre, le Conseil fédéral a décidé d'approfondir les entretiens en vue d'un mandat de négociation. Peut-on envisager ce dernier en 2023, même si c'est une année électorale? Je pense que oui, si l'on dispose d'une bonne base, même si les élections ne rendront pas cela évident. Mais l'Europe sera de toute façon à l'ordre du jour.
Il se dit qu'aucune proposition concrète ne sera mise sur la table avant 2024. Vivrez-vous la conclusion de ce dossier en tant que conseiller fédéral?
Nous verrons bien. Les deux parties souhaitent une solution. Pour cela, les bases doivent être bonnes. Cela peut aller vite, car beaucoup de choses ont déjà été clarifiées. Mais le diable se cache dans les détails, et il y en a des milliers. Il est certain qu'une votation populaire sur un éventuel résultat de négociations n'aurait lieu qu'après 2024.
Pour conclure cette année éprouvante, trouverez-vous un peu de temps pour décompresser pendant les fêtes?
C'est du moins mon souhait! J'espère ne rien faire d'autre que d'être à la maison, de voir mes proches et de profiter du calme. Je ne prévois pas de faire du sport, de parler politique ou d'aller au cinéma. Je vais peut-être enfin pouvoir lire un peu.
(Adaptation par Thibault Gilgen)