Guerre, CIA, Europe
La Suisse, ce berceau ignoré de l'Europe unie

Robert Belot est historien. Dans son livre publié en anglais par la Fondation Jean Monnet basée à Lausanne, il raconte comment, au cœur de la seconde guerre mondiale, l'aspiration à l'Europe unie s'est forgée en Suisse. À l'abri de la neutralité helvétique
Publié: 23.10.2022 à 14:31 heures
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Dernière mise à jour: 24.10.2022 à 15:58 heures
Le 19 septembre 1946, l'ancien premier ministre britannique Winston Churchill prononce à Zurich un discours fondateur sur l'unité européenne. « Comment l'Europe peut-elle être aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui. En quoi consiste ce remède? Il consiste à recréer la famille européenne (...)».
Photo: ullstein bild via Getty Images
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Richard WerlyJournaliste Blick

La Suisse a sauvé l’Europe. Impossible de ne pas lire cette phrase sans sourire, voire s’esclaffer, vu la relation aussi étroite qu’empoisonnée qui prévaut aujourd’hui entre la Confédération et l’Union européenne (UE). Et pourtant!

Un livre vient à point nommé nous redire ce que l’aspiration à une Europe unie, capable de renaître des cendres de la seconde guerre mondiale, doit à ce petit pays resté neutre, et donc préservé des incendies et de l’horreur qui ravagèrent le continent entre 1939 et 1945.

Cet essai est en plus publié par une institution de référence, installée sur le campus de l’université de Lausanne, dans la ferme de Dorigny: la Fondation Jean Monnet pour l’Europe. «The rebirth of Europe after the war» (La renaissance de l’Europe après la guerre) est la dernière publication, en anglais, de la collection Les Cahiers Rouges. Vous me direz qu’un tel ouvrage, universitaire, n’a rien à faire dans les colonnes de Blick. Erreur. Car il dévoile des secrets que nous ferions tous de mieux connaître.

La Suisse, ou le refuge de la pensée européenne

Nous sommes au cœur du cataclysme. Le 17 juillet 1942, les troupes nazies ont entamé, à Stalingrad, la mère de toutes leurs batailles qui deviendra leur cimetière. L’Europe agonise. Mais parmi ceux qui résistent en France, les armes à la main, un homme mise sur la solidarité qu’il peut obtenir en Helvétie. Henri Frenay (1905-1988) est l’héritier d’une grande famille bourgeoise de Lyon. Militaire de carrière et fédéraliste européen convaincu, il a découvert le visage hideux du nazisme grâce à la journaliste Berty Albrecht, grande résistante qui succombera en mai 1943 sous les coups de la Gestapo et de ses auxiliaires français.

Dans les maquis, son charisme rivalise avec celui de Jean Moulin, le préfet désigné par le Général de Gaulle pour coordonner les mouvements de résistance. Mais Henri Frenay et ses hommes, dont l’avocat franco-genevois Philippe Monod, ont un autre atout: le soutien des services de renseignement américains pilotés, depuis Berne, par l’Ambassadeur des États-Unis en Suisse, Allen Dulles. Lequel y donnera naissance en 1942 à l’Office of Strategic Services (OSS), l’ancêtre de l’actuelle CIA.

Avril 1943. Allen Dulles, depuis Berne et via Genève, formalise le soutien des États-Unis à Combat, le réseau de résistance animé par Henri Frenay dont les principaux, en Suisse, ne sont autres que les écrivains helvètes Denis de Rougemont (1906-1985), Albert Béguin (1901-1957), et le pasteur Roland de Pury (1907-1979).

L’idée d’un renouveau européen essaime alors que le Vieux Continent, de l’autre côté de la frontière, ressemble à un brasier. Le «bulletin d’information des Mouvements unis de résistance», publié à Genève, pose les bases d’un futur fédéraliste pour l’Europe. «Cette délégation de la résistance en Suisse fait vite office de laboratoire d’idées pour la France de demain et l’Europe du futur, écrit Robert Belot. Elle sert de point d’appui pour renouer le contact avec les futures élites européennes.»

Genève, 1944: la déclaration des résistances européennes

Emprisonné par le régime fasciste de Mussolini, Altiero Spinelli, l’un des pères italiens de l’Europe unie d’après-guerre, a rédigé en captivité un «Manifeste pour une Europe libre et unie»… sur du papier à cigarettes caché dans le faux fond d’une boîte en fer. Il vient, en juillet 1944, le défendre à Genève lors d’une conférence des mouvements de résistance européens abritée par le Conseil œcuménique des églises. À l’initiative de son secrétaire général, le pasteur néerlandais Willem Visser Hoft. Le titre de l’appel final alors lancé sur les bords du Léman est éloquent: «Déclaration des résistances européennes».

Retrouvez ici le discours de Winston Churchill à Zurich en 1946

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«Un réseau très efficace fut monté à partir de la Suisse, autour de réfugiés français et européens, avec la complicité de personnalités helvétiques influentes, pour propager la cause antinazie et fédéraliste» poursuit l’auteur de «The rebirth of Europe after the war». Plus intrigantes sont les méthodes, car l’argent des services secrets américains sert, sous forme de liasses épaisses ou de pièces d’or, à financer ce réseau.

La Suisse officielle ferme les yeux et surveille: «Le pasteur Visser Hoft servait de lien entre l’OSS, les services de renseignement helvètes et la résistance» complète Robert Belot. La Suisse romande devient l’épicentre de cette «résistance européenne» dont le but avoué est de dépasser, une fois la guerre terminée, le cadre des frontières nationales en s’inspirant de la Confédération. «Fondamentalement, la culture politique suisse, anti-totalitaire et libérale, a nourri les débats sur l’avenir d’une Europe capable de s’extirper du nazisme sans tomber dans le communisme» conclut l’universitaire. La Fondation Jean Monnet, qui abrite à Lausanne les archives du père de la Communauté européenne, décédé en mars 1979, reste empreinte de cet esprit.

La Suisse, inspiratrice prudente

Et la suite? L’héritier direct de ce souffle européen qui souffla en Suisse, entre 1939 et 1945, est le discours sur «les États-Unis d’Europe» prononcé à Zurich, en septembre 1946, par l’ancien premier ministre Winston Churchill. Mais les protagonistes de ces aventures clandestines le savent: ce n’est pas dans les vallées alpines que l’Europe se fera.

L’Italien Altiero Spinelli l’avait prophétisé dès l’automne 1944: «Je pense que désormais, toute inspiration européenne d’envergure doit partir de la France. Cette sacrée Suisse a eu trop peur d’Hitler, et elle se montre trop soupçonneuse des nouvelles tendances européennes. Elle est beaucoup trop contente d’elle pour prendre des risques et construire quelque chose d’important.»

A lire: «The rebirth of Europe after the war», Robert Belot, Fondation Jean Monnet

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