Il nous a donné rendez-vous au Café Lyrique, situé sur place de Neuve, à deux pas du Grand-Théâtre de Genève. Or, ce n'est pour parler d'opéra que nous avons souhaité rencontrer le conseiller administratif (exécutif) de la Ville de Genève, chargé du département de la culture et de la transition numérique.
S'il est arrivé en Suisse en 1981 à l'âge de 17 ans, Sami Kanaan est né et a grandi à Beyrouth, au Liban. Un pays aujourd'hui dans une situation catastrophique. Depuis lundi 23 septembres, d'intenses frappes israéliennes ont fait plus de 600 morts dans le sud et l'est du Liban ainsi que dans la banlieue sud de Beyrouth, selon les autorités libanaises. Plus de 90'000 personnes ont été déplacées, indique l'ONU.
Au Liban, Sami Kanaan a encore des proches avec qui il échange régulièrement. «Ils vivent ce que j'ai vécu durant mon enfance», dit celui qui a grandi entre le Liban et la Suisse. Le magistrat confie son inquiétude pour la région et questionne le rôle de la Suisse qui devrait, selon lui, s'engager plus activement pour faire respecter le droit international humanitaire. Interview.
Sami Kanaan, vous êtes né à Beyrouth en 1964, d’une mère suisse alémanique et d’un père libanais, que ressentez-vous lorsque vous voyez votre ville natale sous le feu israélien?
C’est terrible, ça me rappelle des événements de mon enfance même si j’ai eu la chance de ne pas traverser les pires épisodes de guerre. J’ai connu des moments où on allait à l’école le matin et la situation dégénérait dans la journée, avec des fusillades, des guerres de territoire entre les milices. C’était donc très compliqué de rentrer à la maison. Avec ma famille, nous avons fait beaucoup d’aller-retours entre le Liban et la Suisse, en fonction de l’intensité de la guerre, avec également un passage de 18 mois en Grèce. Je me souviens que lors de la guerre civile, en 1975, alors que nous passions nos vacances d'été en Suisse, ma mère nous a annoncé qu’on ne rentrerait pas à la maison. Elle nous a logés chez sa sœur à Thoune. Nous sommes retournés au Liban deux ans plus tard.
Quand vous êtes-vous définitivement installé en Suisse?
En 1981, à l’âge de 17 ans. Mes grands-parents vivaient à Berne, je suis venu vivre chez eux pour passer ma maturité à Bienne, puis un premier master en physique à l’EPFZ, à Zurich. Un contexte plus propice aux études.
Vous avez dû fuir en catastrophe le Liban?
Non. En revanche, ma sœur, de quatre ans ma cadette, oui. Elle est restée vivre plus longtemps que moi au Liban avec ma mère. Elles ont vécu l’invasion israélienne de 1982. Pendant plus d’une semaine, nous n’avons pas reçu de nouvelles du tout. Je rappelle qu’il n’y avait pas de WhatsApp à l’époque… Je tentais de ne pas trop m’inquiéter, connaissant la capacité extraordinaire d’organisation et d’adaptation de ma mère, mais quand même… Le premier coup de téléphone est venu de Chypre. À l’époque, la Suisse laissait tomber ses citoyens à l’étranger. Ma mère, qui avait travaillé pour l’ambassade de Suisse dans sa jeunesse, a dû activer ses contacts étrangers et ce sont les Italiens qui les ont sorties du pays.
Vous avez encore des proches au Liban? Que vous racontent-ils de la situation actuelle?
J’ai des cousins et des amis là-bas. Eux, pour l’instant, ça va, ils sont en sécurité. Ils tentent de continuer à mener de leur vie le plus «normalement» possible. Mais même s’ils ont une incroyable force de résilience, l’angoisse est terrible. Et la guerre, ça use.
Avez-vous été surpris par la magnitude de l’attaque d’Israël?
C’est triste à dire, mais avec les années, j’avais réussi à faire la part des choses, à être habitué en quelque sorte à ces situations très tendues et compliquées au Liban. Mais un palier supplémentaire a été franchi. Les bombes s’abattent partout. À Beyrouth, dans la Békaa, dans le sud aussi, qui a toujours été une terre sacrifiée. Au-delà du drame immédiat faisant des centaines de morts et de blessés, la crainte est réelle que la situation ne se dégrade davantage.
Vous redoutez une escalade?
Oui, elle est malheureusement possible. Nous sommes face à un gouvernement israélien et surtout un Premier ministre qui a tout intérêt à ce que la guerre se poursuive par crainte des procès qui pourraient le rattraper. Dans cette région, il y a des extrêmes dans tous les camps qui ont tout intérêt à créer et à faire perdurer des situations de conflit, pour des raisons de pouvoir et de jeux de rapport de force. Et c’est la population civile qui est sacrifiée. En Palestine, au Liban et dans une moindre mesure en Israël.
Le Liban était déjà à terre économiquement et politiquement. Que ressentez-vous à le voir frapper une nouvelle fois?
Beaucoup de douleur et de tristesse. Il est difficile d’être optimiste. Comme vous l’avez dit, ces bombardements touchent un pays déjà à terre. Face à une élite corrompue, avec notamment le scandale de la banque centrale (NDLR: le directeur de la Banque du Liban, Riad Salameh, a été inculpé en septembre 2024. Il est notamment suspecté de détournement massif de fonds publics) et l’explosion du port de Beyrouth en 2020, la colère gronde depuis de nombreuses années dans le pays.
Et aujourd’hui, cette colère se dirige-t-elle contre le Hezbollah? Contre Israël?
Au téléphone, un de mes cousins m’a dit: «Je souhaite juste déconnecter mon cerveau, car je me sens tellement impuissant.» Mes proches sont surtout animés par une angoisse à court terme. Ils sont dans une logique de survie. Il ne reste pas de temps pour la colère. On est dans l’urgence immédiate, la solidarité. Les Libanais se ruent pour faire des dons du sang. La colère pourra s’exprimer plus tard. Là, ils sont sonnés. Les attaques aux bipeurs et aux talkie-walkies ont été vécues comme un véritable choc.
Des attaques qui visaient des cadres du Hezbollah…
Mais dans les faits, ces bipeurs sont utilisés par le personnel médical ou par la protection civile. Idem pour les talkie-walkies utilisés par des équipes de secours. Avec ces attaques indifférenciées touchant aussi des civils, dans des bureaux, des magasins, ou encore des hôpitaux, on est encore monté d’un cran dans l’horreur et dans l’immoralité.
Vous avez été maire de Genève, capitale humanitaire et berceau du droit de la guerre. Vous étonnez-vous de la timidité de la Suisse à condamner les frappes aériennes au Liban et plus largement à dénoncer la politique menée par l’Etat hébreu au Proche-Orient?
Je me réjouis que l’Assemblée des Nations unies ait confié à la Suisse la tâche d’organiser une conférence sur le Proche-Orient dans les six prochains mois. Alors que nous avons fêté en grande pompe les 75 ans des Conventions de Genève, j’estime que la Suisse demeure trop silencieuse sur le sujet. Pas seulement à Gaza ou au Liban. Mais dans des conflits oubliés comme le Soudan ou le Yémen. La Suisse est censée, entre autres, incarner le droit international humanitaire. On ne peut s’enorgueillir d’héberger le Conseil des droits de l’homme et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et dans le même temps ne pas assumer les responsabilités qu’on a. Au Proche-Orient, on assiste à une violation sans limites du droit international humanitaire et de l’état de droit par une multitude de parties.
Certains vous répondront qu’Israël ne fait qu'user de son droit de se défendre après les attaques perpétrées sur son sol par le Hamas le 7 octobre 2023.
Cet argument du droit de se défendre relève de la loi de la jungle, du Far West. Il n’autorise en rien à massacrer des populations civiles et n’exempte pas du principe de proportionnalité. C’est une régression. Et cela fomente et ancre de nouvelles générations de haine. Que va-t-on expliquer aux enfants qui ont survécu à Gaza ou même au Liban? Quel avenir va-t-on leur apporter?
Quelle a été la position du Conseil administratif de la Ville de Genève?
Nous avons été très clairs depuis le début en condamnant à plusieurs reprises la prise d’otages et le massacre du 7 octobre. Tout en rappelant aussi que le droit humanitaire international doit s’appliquer. Ce qu’il se passe aujourd’hui à Gaza est inadmissible. Dans les faits, on assiste à la prise d’otages de 2.4 millions de personnes, avec plus de 50'000 victimes, dont majoritairement des enfants et des femmes. Et ceci sur un territoire qui fait à peine plus d’une fois et demie la superficie du canton de Genève. La Suisse ne peut pas faire de miracle, mais doit s’engager activement.
Que devrait-elle faire concrètement?
Négocier, réunir les parties et s’exprimer plus clairement. Le drame, c’est qu’on assiste à une résurgence des actes antisémites en Europe, contre laquelle il faut agir à tout prix et sans concessions. En ville de Genève, nous avons dû faire effacer en urgence des tags nazis qui avaient été retrouvés sur les murs à l’automne passé. Mais ce n’est pas pour ces raisons qu’on ne peut dénoncer la politique israélienne. Il ne faut pas tomber dans ce piège. Critiquer le gouvernement israélien ne signifie pas être antisémite.
Vous gardez espoir pour le Liban. Le pays pourra-t-il se relever une nouvelle fois?
Le Liban est un modèle passionnant de cohabitation et de coexistence culturelle et religieuse, un centre intellectuel de haut niveau et longtemps le seul pays du Moyen-Orient avec une liberté d’expression et de la presse. Le Liban peut se relever, mais la région doit pouvoir enfin entamer un chemin de paix. Il y a une urgence absolue. Il faut déjà arrêter immédiatement ce massacre, comme à Gaza. Et j’espère que la Suisse jouera pleinement son rôle.