La neutralité suisse est sur toutes les lèvres. En cause: la guerre en Ukraine. Le Conseil fédéral a d’abord hésité à adopter les sanctions contre la Russie, avant de céder sous la pression internationale. Il campe toutefois sur ses positions au sujet de l’interdiction à d’autres Etats de remettre à l’Ukraine des armes achetées en Suisse. A l’international, les critiques se font de plus en plus virulentes.
Le président du Centre Gerhard Pfister compte parmi les plus fervents partisans à cette réexportation. Il demande davantage d’aide pour l’Ukraine. Mais il en va tout autrement du côté du patriarche de l’UDC, Christoph Blocher. Ce dernier prône une neutralité absolue et préférerait que la Suisse se tienne à l’écart du conflit international. Blick a invité les deux politiciens suisses à débattre.
Monsieur Pfister, considérez-vous Christoph Blocher comme quelqu’un «d’indécent»?
Gerhard Pfister: Pas du tout! Monsieur Blocher a toujours été décent à mon égard, et vice versa. Votre question vise mon utilisation des termes de «neutralité indécente» pour décrire les actions de la Suisse lorsqu’elle soutient l’agresseur et aux dépens de l’agressé. C’est notamment le cas lorsqu’on ne permet pas la transmission à l’Ukraine d’armes achetées en Suisse.
Alors, Monsieur Blocher, vous considérez-vous comme un «idiot utile d’un agresseur», selon les propos de l’ancien ambassadeur de Suisse en Ukraine, Claude Wild?
Christoph Blocher: L’ambassadeur prend clairement le parti de l’Ukraine. Il se fait ainsi le parti de la guerre. Il qualifie la position suisse d’idiote et parle contre son propre gouvernement. Cela a été très loin. De plus, c’est un hypocrite, car il sait très bien que les livraisons d’armes ne servent à rien.
La Suisse se dispute au sujet de la neutralité. Qu’est-ce que la notion de neutralité pour vous et pourquoi en avons-nous encore besoin au jour d’aujourd’hui?
Christoph Blocher: Pendant plus de 200 ans, notre neutralité perpétuelle a été synonyme de succès, au niveau armé et global. La Suisse n’intervient pas dans une guerre, que ce soit par des moyens de coercition militaires ou non militaires, comme des sanctions. C’est grâce à cela qu’elle a survécu à deux guerres mondiales! Désormais, sous la pression des partisans de l’UE et des Etats-Unis, nous avons cédé en reprenant les sanctions contre la Russie. La Suisse est désormais partie à la guerre.
Alors Monsieur Pfister, ne sommes-nous neutres que dans une certaine mesure, que jusqu’à ce que la pression devienne trop forte?
Gerhard Pfister: Ce n’est pas bien que le Conseil fédéral doive agir sous pression. Et je crains qu’il ne refuse pour l’instant d’autoriser la transmission d’armes à l’Ukraine – ce qui est à mon avis une erreur. Mais si la pression augmente, il cédera. Comme ce fut le cas pour le secret bancaire. Ou comme ce fut déjà le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le Conseil fédéral a autorisé l’Allemagne à faire passer des trains à travers notre territoire, sans contrôler s’ils transportaient des armes, des munitions ou des troupes en direction de l’Italie. C’était une violation de la neutralité absolue, comme l’entend Monsieur Blocher. Mais le Conseil fédéral doit préserver les intérêts du pays avant tout. A l’époque, il était probablement dans l’intérêt de la Suisse d’agir ainsi.
Que cela signifie-t-il dans la situation actuelle?
Gerhard Pfister: Une guerre d’agression en Europe place également la Suisse neutre dans une position de défense. C’est pourquoi il est stratégique que notre pays ne fasse pas obstacle à ceux qui défendent l’Ukraine, l’Europe et plus généralement les valeurs occidentales. Toute autre position est un parti pris pour la Russie.
Mais si nous nous rangeons du côté de l’Ukraine, nous renonçons à la neutralité.
Gerhard Pfister: Si nous traitons de la même manière l’agresseur et l’agressé, alors nous ne serons pas neutres, mais nous soutiendrons la Russie!
Christoph Blocher: Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Conseil fédéral n’a pas autorisé les Allemands à transporter des troupes à travers la Suisse! C’est une invention. A l’époque, la neutralité suisse avait été reconnue par les deux belligérants. Aujourd’hui, l’Allemagne n’a pas le droit de réexporter des armes acquises en Suisse, car notre gouvernement interdit formellement aux Etats acheteurs de transmettre des armes et des munitions. Cela n’est pas le fruit de la neutralité, mais de cette loi de merde (sic!) contre les exportations d’armes que vous – Monsieur Pfister, et votre parti dans un élan moralisateur – avez adoptée avec la majorité de la gauche il y a deux ans aux dépens de nous, la droite et le Conseil fédéral. Désormais, vous demandez au Conseil fédéral d’enfreindre cette loi! Désormais, vous voulez passer outre l’État de droit. Par ailleurs, il n’y a pas de guerre sans agresseur. Hitler en était un aussi, pourtant la Suisse est restée neutre.
Il faut toutefois admettre que nous avons aidé l’Allemagne à mener sa guerre. Nous lui avons accordé des crédits de guerre et nous avons acheté de l’or juif volé.
Christoph Blocher: Non, nous ne l’avons pas aidé. L’or suisse était gelé aux Etats-Unis. C’est pourquoi la Suisse a acheté l’or dont elle avait urgemment besoin auprès des puissances de l’Axe. Nous devions avant tout protéger notre pays! Mais la Suisse a aussi pu rendre de nombreux services grâce à sa neutralité, c’est pourquoi la Croix-Rouge se trouve chez nous. Le président américain, Joe Biden, se réjouit de notre abandon de la neutralité, et la Russie – une puissance nucléaire – nous considère comme un belligérant. C’est dangereux, car Vladimir Poutine veut restaurer l’Union soviétique. Pour cela, il est prêt à accepter une guerre mondiale. Il faut garder à l’esprit ce scénario catastrophe.
Gerhard Pfister: C’est justement parce que Vladimir Poutine menace d’escalader le conflit vers une troisième guerre mondiale, et qu’il compte sur notre peur qu’il est dans notre intérêt d’aider l’Ukraine. En livrant indirectement des armes, nous n’enfreignons pas le principe de neutralité: la Suisse était neutre pendant la guerre froide, mais elle a tout de même soutenu les sanctions contre l’Union soviétique. Parce qu’elle n’est pas seulement un pays neutre, mais aussi un pays occidental. Je n’y vois aucune contradiction.
Christoph Blocher: Les sanctions nuisent à la sécurité de la Suisse et empêchent les bons offices, sans que cela serve à quelque chose: le prix du pétrole et du gaz augmente au profit de la Russie.
Vous estimez qu’il faut y renoncer?
Christoph Blocher: Le boycott de tous les produits d’un pays est une stratégie de guerre. Nous, les Suisses, sommes du côté de l’agressé, des Ukrainiens. La colère nous envahit. Un homme puissant attaque, et tout le monde estime qu’il mérite une bonne correction. C’est comme pour Credit Suisse: une mauvaise gestion a mené la banque dans le mur — le top management mérite aussi une bonne correction. C’est bien vrai! 98% des Suisses sont de cet avis, moi y compris. Mais dans le cas de la Russie, le gouvernement suisse – et non pas nous, les citoyens – doit préserver le principe de neutralité! Par conséquent, il faut justement arrêter de sanctifier l’Ukraine.
Gerhard Pfister: Ce n’est pas mon cas.
Christoph Blocher: Bien sûr que si. Il faut beaucoup de force pour rester neutre, même face à un abruti, et pour résister à la pression!
Gerhard Pfister: Je suis d’accord avec vous dans le sens où nous ne devons pas céder à la pression internationale.
Christoph Blocher: Mais c’est pourtant exactement ce qu’il s’est passé! La neutralité suisse a désormais perdu toute crédibilité.
Qui définit si nous sommes neutres? Nous, ou les autres?
Gerhard Pfister: C’est précisément cela dont nous devons absolument débattre. Nous, les Suisses, devons définir nous-mêmes notre neutralité. Cela ne doit pas être du ressort de Joe Biden ou de Vladimir Poutine.
Christoph Blocher: Bien sûr. Mais pour que notre neutralité reste crédible, elle doit être absolue. Désormais, l’ambassadeur américain en Suisse nous ordonne de manière menaçante de livrer des armes. Comme cela est prétentieux et insolent! Le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis aurait dû le recadrer immédiatement!
Gerhard Pfister: Une neutralité absolue, totale, telle que vous la souhaitez, signifierait que nous ne livrerions plus d’armes du tout, à personne. Sinon, il y aurait toujours le risque que ces armes – qui, rappelons-le, sont faites pour la guerre – soient utilisées dans un conflit, ce qui signifierait que nous prendrions parti. C’est bien là le problème: en tant que Suisse, nous ne pouvons pas prétendre, d’une part, que tout cela ne nous concerne pas, que nous sommes toujours neutres, et de l’autre part quand même continuer à faire de bonnes affaires avec des biens d’armement.
Cela amène un autre questionnement: n’est-ce pas justement parce que nous sommes neutres que nous avons besoin d’une production d’armes pour nous défendre nous-mêmes?
Gerhard Pfister: J’admets que nous ayons besoin d’une industrie d’armement nationale, car sinon nous ne pouvons pas assurer la sécurité de notre propre armée. Et je comprends aussi que l’industrie suisse de l’armement ne produise pas uniquement pour le marché national et qu’elle doive participer au réseau international de vente. Mais cela nous amène à nouveau à des contradictions. Nous surveillons bien moins attentivement les Saoudiens que les Allemands et les Danois. Nous devrions nous tenir à nos principes jusqu’au bout.
Christoph Blocher: Nous voilà à nouveau face à des discours hypocrites. Le vendeur d’une arme n’est pas responsable de la manière dont le propriétaire l’utilise et de l’endroit où il l’utilise. Si quelqu’un vous poignarde avec un couteau, la coutellerie ne sera bien évidemment pas tenue comme responsable! C’est de la bêtise. L’État de droit est mis de côté par l’État moraliste. La neutralité est contournée par la morale. C’est pourquoi l’initiative sur la neutralité est nécessaire.
Gerhard Pfister: Je trouve important que nous ayons une discussion sur la neutralité. Mais de mon point de vue, l’acceptation de cette initiative priverait la Suisse de sa propre marge de manœuvre. Une définition aussi absolue que celle prévue par votre initiative est beaucoup trop rigide. Il faut toujours peser le pour et le contre pour pouvoir ensuite décider ce qui est le mieux pour la sécurité et les intérêts de la Suisse.
Christoph Blocher: Mais à qui retire-t-on la marge de manœuvre? Uniquement aux politiciens! La neutralité n’exige d’eux que d’être impassible face à des guerres à l’étranger. Je ressens aujourd’hui une euphorie – le président de la Confédération Alain Berset a même parlé de «frénésie guerrière"! Je lance un avertissement: les politiciens suisses auraient mené le pays à la guerre lors de la Première Guerre mondiale si la neutralité ne l’avait pas empêché.
Gerhard Pfister: Attendez! Pendant la Première Guerre mondiale, nous avions un général qui était clairement du côté de l’Empire allemand. La situation actuelle n’est en aucun cas comparable. Personne en Suisse n’est favorable à la guerre. Mais une majorité de la population est favorable à la défense de la démocratie…
Christoph Blocher: … Vous parlez de l’Ukraine? Il n’y a là-bas que les prémices d’une structure démocratique.
Gerhard Pfister: Oui, mais il faut les soutenir.
Christoph Blocher: Je ne suis pas du côté des Russes! Mais on ne peut pas non plus appeler l’Ukraine une démocratie. Il suffit de voir ce qu’il s’est passé lors des dernières élections. Mais cela ne justifie en aucun cas l’attaque russe.
Vous soutenez tous deux l’importance de la crédibilité de la neutralité suisse. Mais la neutralité ne dépend-elle pas de la reconnaissance au-delà des frontières?
Gerhard Pfister: Si les autres pays ne comprennent pas quelle est notre position, c’est à la Confédération de l’expliquer. Que notre position soit applaudie ou non à l’étranger, cela ne doit pas être déterminant pour nos prises de décisions. Je reproche au Conseil fédéral, premièrement, de maintenir une position inadéquate, et deuxièmement, de craindre d’être abandonné s’il ne réagit pas face à la pression étrangère. Comme maintenant avec Credit Suisse.
Christoph Blocher: Eh bien, nous ne sauvons pas Credit Suisse seulement à cause de la pression étrangère.
Gerhard Pfister: Pas uniquement, non.
Christoph Blocher: La gestion catastrophique de Credit Suisse pendant des années a même conduit la Suisse à une dépendance envers les Américains. Nous sauvons Credit Suisse parce que nous pensons qu’une faillite bouleverserait toute l’économie nationale, et au-delà affecterait aussi les Etats-Unis et la moitié du monde! Les citoyens de la petite Suisse doivent maintenant payer le prix pour que l’économie américaine ne sombre pas. La folie des grandeurs. Et nous avons le même raisonnement avec la neutralité. Alors, concentrons-nous sur la Suisse! Il y a déjà suffisamment à faire ici!
Monsieur Pfister, Christoph Blocher décèle le poids de la morale dans le débat sur la neutralité. A-t-il raison? Est-ce pour cela que nous nous battons, pour être du bon côté de l’histoire?
Gerhard Pfister: Je ne considère pas l’engagement en faveur de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté comme du moralisme. Ce sont des valeurs fondamentales que l’Occident partage, et c’est précisément de ces valeurs qu’il s’agit de défendre dans ce conflit. C’est pourquoi il est justifié pour un pays neutre de soutenir les autres nations dans leur lutte.
Christoph Blocher: Vous violez l’État de droit et la démocratie suisses pour soi-disant sauver ces valeurs à l’étranger. On ne peut pas faire plus moraliste. L’État doit s’en tenir au droit. Aujourd’hui, c’est exactement le contraire qui se produit: nous abrogeons l’État de droit pour des raisons morales. Quand j’entends qu’en Suisse, on veut exproprier des gens simplement parce qu’ils sont russes… Adieu la garantie de la propriété! C’est ainsi que l’on introduit lentement le règne de l’arbitraire. Cela mène à la dictature.
Gerhard Pfister: Il est hors de question pour moi de faire plier l’État de droit. Mais je suis fermement convaincu qu’il est possible d’aider l’Ukraine par des moyens conformes à l’État de droit, même indirectement, en lui livrant des armes.
Christoph Blocher: Il faut me montrer la base légale. Votre loi de merde interdit la réexportation! Et la neutralité l’interdit à des États belligérants.
Gerhard Pfister: Nous étions aussi un pays neutre pendant la guerre froide. Cela ne nous a pas empêchés de soutenir des sanctions contre l’Union soviétique. Encore une fois, il est dans notre intérêt d’aider l’Ukraine à défendre les valeurs occidentales.
Christoph Blocher: Supposons qu’il y ait eu des violations au principe de la neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide. Et c’est pour cela que vous voudriez désormais délibérément l’abandonner. Dans ce cas, vous pourriez tout aussi bien supprimer les limitations de vitesse sur l’autoroute parce que deux ou trois personnes ont roulé à 200 km/h. La neutralité suisse est ce qui est adapté pour un petit Etat. Ce n’est pas toujours facile à maintenir, mais cela porte ses fruits.