À l’origine, l’idée d’un impôt minimal de 15% payé par les multinationales, quel que soit la localisation de leurs filiales, a tout son sens. Cela met un plancher à la sous-enchère entre paradis fiscaux. De même, taxer correctement les revenus des géants de la tech permet d’enrayer leur optimisation fiscale agressive. Ces deux volets ont donc fait partie d’un accord mondial signé en 2021 par 137 pays sous l’égide de l’OCDE. Il est entré en vigueur début 2024. Malheureusement, les multinationales les plus concernées par ces mesures n’ont jamais appliqué l’accord. Qui s’avère en définitive... un flop. La raison? La non-participation des États-Unis, en bonne partie.
Le plus cocasse est que les États-Unis ont été le moteur qui a mené les 137 pays à s’engager. En effet, des discussions avaient lieu depuis des années au sein de l’OCDE, mais l’impulsion d’un impôt mondial est clairement partie des États-Unis. En avril 2021, la Secrétaire au Trésor américaine, Janet Yellen, a lancé un appel dans ce sens, et en mai 2021, Washington a clairement poussé le projet au sein de l’OCDE.
En réalité, l’impulsion des États-Unis servait alors les intérêts de Joe Biden: à l’interne, il était en échec sur la fiscalité et savait qu’il ne pourrait pas tenir ses promesses de campagne. Peu se souviennent combien Joe Biden avait axé sa campagne sur la hausse des impôts des riches et des entreprises en 2020. Voulant récupérer les voix de Bernie Sanders, le Démocrate avait martelé: «Si vous m’élisez, vos impôts vont monter, et non baisser!» Cette réplique de Western ne s’est bien sûr jamais concrétisée: devenu président, Biden s’est heurté à une forte opposition.
Impossible de relever les impôts
Les promesses de hausses d’impôts sont devenues purement rhétoriques: la réalité est qu’il est devenu impossible de relever les impôts aux États-Unis, en raison de la puissance des entreprises et des grandes fortunes qui financent les campagnes politiques à coups de dizaines de millions; et cela, le vétéran Biden le savait mieux que quiconque. Quand son administration sort l’impôt mondial du chapeau, Biden est tiré d’embarras. Le monde détourne le regard de ses promesses de campagne, pour se tourner vers cet impôt révolutionnaire. La stratégie permet aussi aux entreprises américaines de ne pas avoir à payer plus sans que leurs concurrentes étrangères n’en fassent autant. Avec la signature de l’accord, l’OCDE bombe le torse.
Mais très vite, le vernis se craquelle: les États-Unis refusent d’appliquer l’accord qu’ils ont promu, car il est bloqué par les Républicains au Congrès. D’après «The Economist», c’est après l’élection présidentielle de novembre 2024 que l’on saura vraiment si les États-Unis «décident de participer ou non à l’accord». Épargnons le suspense à nos confrères britanniques : l’accord ne sera pas davantage appliqué si Kamala Harris est élue que si Donald Trump est élu.
Au final, seule une quarantaine de pays, dont ceux de l’Union européenne - éternels dindons de la farce, vous en conviendrez -, se sont assujettis à l’impôt mondial. Mieux, les États-Unis ont négocié avec les pays signataires pour que, malgré leur lâchage, leurs entreprises actives dans ces pays évitent la taxe sur les services digitaux et conservent leurs crédits d’impôts. Faute de quoi, Washington prendra des mesures de rétorsion et ce sera la guerre commerciale.
Des arrangements spéciaux
Au fond, nous vivons un remake de l’accord Fatca, cet accord fiscal de 2014, que les USA ont mis en place unilatéralement et qui oblige n’importe quel établissement financier du monde à déclarer tout revenu lié aux USA. Il est à sens unique; les USA se dispensent de l’appliquer vis-à-vis du reste du monde.
De même, la Chine a snobé l’impôt mondial de l’OCDE. Ainsi, les deux pays qui ont les plus grandes multinationales ne participent pas. Cela fait également penser à leur faible coopération dans les accords sur le climat. Les plus concernés, les moins inquiétés. Certains n’y voient pas de problème: «Le fait que ni la Chine, ni les États-Unis n’adhèrent à l’impôt mondial ne pose pas un réel problème, en raison de la masse des 140 États qui pourront s’y substituer, dont la plupart de ceux de l’UE», a déclaré Quentin Parrinello, porte-parole à l’Observatoire Européen de la Fiscalité. Et tant pis si les États-Unis restent le plus grand paradis fiscal.
S’ajoute à cela le fait que différents pays ont multiplié les possibilités d’exemption pour rester compétitifs fiscalement. Selon Tax Justice Network, la Suisse envisage des arrangements spéciaux qui lui permettent de redistribuer aux entreprises l’équivalent de ce qu’elle va leur prélever (notamment en subventionnant certains de leurs coûts). Sans surprise, cet accord a relancé la créativité en matière fiscale en Europe, l’optimisation se faisant à travers d’autres outils que le taux d’imposition lui-même. Par exemple, à travers des «exemptions de substance pour activité économique réelle», il est possible de défiscaliser des salaires ou des équipements industriels. Ou les «crédits d’impôts» qui permettent, à partir d’un taux d’imposition officiel supérieur à 15%, d’aboutir légalement à un taux effectif de moins de 15%.
La force des multinationales
En outre, il reste possible de payer moins de 15% tant que l’on garde une activité réelle suffisante dans des pays à faible fiscalité comme l’Irlande ou les Pays-Bas. C’est ainsi que l’imposition de 15%, qui devait rapporter 270 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires dans le monde, rapportera deux fois moins, soit 135 milliards. Ici, la question est de savoir quelle est l’utilité de conclure des accords mondiaux si ensuite chaque État y va de ses exemptions? Quelle validité peut avoir un traité fiscal, s’il présente de nombreuses brèches? Et concernant les États-Unis, quelle valeur a la parole donnée par un gouvernement, quand ensuite on peut se cacher derrière le blocage du Congrès?
Au final, cette affaire révèle la véritable puissance des entreprises des pays développés. Elle trahit la faible capacité des États à taxer les bénéfices des entreprises, ce qui est certainement l’un des facteurs d’épuisement des ressources publiques. En revanche, dans l’autre sens, les subventions, sauvetages étatiques et autres transferts du public au privé continuent de se faire sans compter. Et c’est cela qui déséquilibre à son tour un peu plus le rapport de forces.
La problématique de l’impôt mondial trahit ce rapport de forces défavorable aux États et les limites d’une régulation efficace. La puissance qu’ont acquises les entreprises démultiplie leur capacité à façonner les politiques et les législations. Les multinationales sont plus riches et puissantes que bien des États: Apple, Nvidia ou Microsoft, valorisées chacune à plus de 3000 milliards de dollars en bourse, pèsent chacune plus lourd que l’Espagne, et autant que l’Italie ou la Corée du Sud.
Cela donne une idée de leur force de frappe économique et politique. Ce sont aussi les différents pays eux-mêmes qui affaiblissent l’accord sur l’impôt mondial dans leur course à la concurrence fiscale, voulant continuer à attirer les sièges et la domiciliation des bénéfices. Car le critère de succès, de prestige et de dynamisme d’un pays reste plus que jamais celui-ci: être attrayant pour les multinationales. Ce n’est pas ainsi que l’on remplira les caisses des États.