Ce n'est pas la première fois que Yuriy Vitrenko s'assied avec Vladimir Poutine à la table des négociations. En 2019 déjà, le patron de Naftogaz, le groupe pétrolier et gazier ukrainien, avait négocié un accord de 5 milliards de dollars avec le chef du Kremlin, afin de régler le transit du gaz russe vers l'Europe. Naftogaz est la plus grande entreprise d'État d'Ukraine et le deuxième plus grand producteur de gaz en Europe.
À l'occasion de son passage au WEF, Blick a rencontré Yuriy Vitrenko pour une interview. Le voyage à Davos a certainement été plus compliqué pour lui que pour tout autre participant. Il a d'abord été sous la menace de tirs de roquettes à la frontière ukrainienne avant de se rendre en voiture à Cracovie (Pol). De là, il a pris l'avion jusqu'en Suisse avant d'être transféré à Davos. Vous avez dit long voyage? Si Yuriy Vitrenko, en tant qu'homme en âge de se battre, peut actuellement quitter l'Ukraine, c'est parce qu'il est à la tête d'une entreprise de haute importance.
Monsieur Vitrenko, vous êtes à la tête de 52'000 employés. Qu'est-ce que cela fait de diriger une entreprise en temps de guerre?
Yuriy Vitrenko: C'est vraiment une tâche incroyablement difficile. Jusqu'à présent, 21 de mes employés ont été tués au travail. Mais lorsque nous avons voulu fermer temporairement des usines pour des raisons de sécurité, les employés ont refusé. Ils veulent continuer à travailler. Dans une centrale thermique, par exemple, deux employés ont trouvé la mort. Alors les autres se sont enfermés dans l'usine et ils ont continué à travailler. Ils nous ont dit: «Nous alimentons nos propres familles avec cette chaleur. Si nous arrêtons de fonctionner, tout le monde aura froid. De plus, nous produisons aussi du diesel. Ce carburant est notamment utilisé pour les chars qui protègent nos enfants.»
Comment avez-vous réagi à une telle résilience de vos employés?
Nous leur avons fourni des gilets pare-balles et des casques. Nous avons aussi dû déménager dans des bureaux à l'extérieur de Kiev pour que les employés ne soient pas obligés de courir aux abris toutes les heures à cause d'une alerte au missile. C'est un cauchemar logistique. Mais je suis très reconnaissant envers mes employés de leur comportement courageux et héroïque.
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Vous êtes maintenant à Davos pour quelques jours. Quels sont vos objectifs au WEF?
Pour nous, il s'agit de choses pratiques: nous menons des discussions assez fructueuses avec de grandes entreprises internationales sur l'approvisionnement en gaz et en pétrole de l'Ukraine. Je discute en outre avec des CEO et des hommes politiques européens des sanctions concernant le pétrole et le gaz russes.
Vous demandez un embargo complet sur le pétrole et le gaz russe?
C'est un peu simplifié mais oui, je pense qu'il devrait y avoir un embargo. Toutefois, je pense qu'il faut des exceptions pour les pays qui n'ont vraiment pas d'alternative au gaz et au pétrole russes. Ma proposition est: si un pays affirme qu'il en est vraiment dépendant, il pourrait continuer à acheter du gaz ou du pétrole russes, mais devrait payer une taxe spéciale sur celui-ci. Ainsi, l'importation resterait possible, mais ce ne serait pas avantageux pour la Russie sur le plan économique. Car pour l'instant, le pétrole russe est trop bon marché. Autre proposition: une partie de l'argent payé pour le pétrole ou le gaz russes pourrait être versée sur des comptes bloqués. La Russie n'y aurait accès qu'une fois la guerre terminée. C'est intelligent et cela motivera Poutine à mettre fin plus rapidement au conflit.
Alors pourquoi ne le fait-on pas ?
Parce qu'en Europe, on craint que la Russie n'arrête alors complètement les livraisons de gaz. Mais elle ne peut pas simplement tout arrêter. En effet, comment garder massivement du gaz? On ne peut que le brûler. Si les Russes voyaient ces immenses feux, c'est-à-dire s'ils réalisaient que leur pays brûle du gaz au lieu de le vendre, ils prendraient Poutine pour un fou. Car la Russie a besoin de cet argent pour payer les salaires et les retraites, ou pour construire des routes. C'est pourquoi cela vaut la peine d'essayer de prendre ce risque.
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Le gaz russe s'écoule vers l'Europe via des gazoducs qui passent en Ukraine. La guerre a-t-elle une influence sur ce transit?
Non. La Russie a délibérément décidé de ne pas cibler les gazoducs de transit. Nous continuons à transporter du gaz et du pétrole russes.
Vous aidez ainsi, de facto, la Russie à financer la guerre contre votre propre pays. Pourquoi ne bloquez-vous pas les livraisons?
C'est un dilemme moral que je dois également expliquer à mes propres collaborateurs. Pourquoi ne pas faire sauter les pipelines de transit russes? Eh bien, c'est compliqué. L'Allemagne et d'autres pays nous demandent de ne pas arrêter le transit. La cohésion européenne est importante, nous devons décider ensemble. Si nous arrêtons le transit, les Russes commenceront à bombarder nos infrastructures gazières et pétrolières. Avec le risque que toute l'Ukraine soit alors privée de gaz.
À quelle vitesse l'Europe peut-elle remplacer le gaz et le pétrole russes?
Cela dépend de la manière dont on s'y prend. Si l'on n'est pas prêt à changer les choses, on n'y arrivera jamais. Mais la Suisse ou l'Allemagne, qui sont des pays riches, pourraient se passer assez rapidement du pétrole et du gaz russes. Chaque degré de chauffage en moins, c'est 10 milliards de mètres cubes de gaz russe en moins. En outre, ce serait une possibilité de passer à davantage de biogaz ou à d'autres énergies renouvelables. Cela permettrait aussi de commencer enfin à construire des terminaux pour le gaz liquide. Car c'est justement ce manque de logistique qui provoque un goulot d'étranglement en Europe.
On a parfois l'impression que les participants au WEF commencent à en avoir assez de parler de l'Ukraine, de ne parler que de la guerre pendant quatre jours, cela devient épuisant...
Je ne le vis pas ainsi. Chaque fois que les gens entendent dire que je suis Ukrainien, j'obtiens toute leur attention. C'est aussi lié au fait que cette guerre n'est pas seulement ukrainienne. Elle concerne le monde entier. Des prix de l'énergie démentiels, une crise alimentaire, l'inflation, une récession imminente. Cette guerre modifie de fait l'ordre mondial. C'est une sorte de troisième guerre mondiale hybride. C'est pourquoi tout le monde s'intéresse à ce sujet.
(Adaptation par Thibault Gilgen)