Combien de Russes Jona Neidhart a-t-il tué en Ukraine? Il ne le sait pas exactement. «Je tire souvent avec mon fusil d'assaut sur les fossés et dans les buissons. Souvent, je ne distingue même pas les ennemis dans l'avalanche de balles qui tombe sur le front», explique ce futur professeur de lycée originaire de Zurich. Ses yeux gris ont un regard amical, ses mains sont jointes. Du haut de ses 36 ans, Jona Neidhart n'a pas l'air d'un combattant forcené.
Et pourtant. Il y a dû en avoir beaucoup, des Russes morts pendant ses presque deux ans dans le Donbass. L'ancien grenadier de l'Armée suisse confirme au moins des dizaines de soldats tués par ses soins, rien que lors de la nuit mortelle du 2 juin de l'année dernière.
Ce jour-là, Jona est tombé dans une embuscade avec cinq camarades près de Novoselivske, sur le front de Louhansk. Près de 80 soldats de Vladimir Poutine les ont encerclés de tous les côtés, tirant en direction de leur cachette avec des lance-grenades, des bazookas et des armes à tir rapide, pendant plus de cinq heures. Ils étaient 6 contre 80. On pourrait vite conclure à une victoire russe, et a une condamnation à mort des 6 Ukrainiens.
Mais Jona et ses coéquipiers s'en sont sortis. «Nous les avons presque tous éliminés», se rappelle Jona Neidhart. Après un bon millier de rafales de mitraillettes et 40 grenades, il ne restait plus que quatre Russes, qui se sont rendus. «C'est un miracle que nous ayons survécu», admet le Zurichois.
Traquer les Russes, tuer les ennemis
Du haut de ses 1,90 mètres, Jona Neidhart est un géant: 110 kilos, épaules larges, rasé de près, rire communicatif, ronron zurichois discret. «Monsieur Propre» est son pseudo de guerre dans l'armée ukrainienne. Le soldat suisse trouve que cela lui va bien. Soigné, il s'empresse de nettoyer le sol en papier du snack-bar improvisé sur lequel un journaliste a renversé de la sauce shawarma.
Nous sommes dans un village à quelques kilomètres de Bakhmout, près de la ligne de front. Dehors, l'hiver est glacial. Des chars passent régulièrement en grondant sur la route trouée. Le front de guerre est figé, et pourtant tout est en mouvement permanent. Tout près d'ici, la «Légion internationale» de l'armée ukrainienne tient sa base secrète.
Un engagement illégal en Suisse
Des volontaires du monde entier se préparent à leurs prochaines missions sur le front d'hiver. Jona Neidhart combat dans leurs rangs depuis le 9 mars 2022 sous les couleurs ukrainiennes. Son salaire mensuel oscille entre 1000 et 3000 dollars. Seuls les ordres clairs émanant directement du commandement militaire ukrainien comptent: traquer les Russes, tuer les ennemis.
Bien que son engagement soit volontaire, son service militaire est illégal, selon la loi suisse. Il risque plusieurs années de prison. Hormis ses parents et un ami proche, personne ne savait qu'il combattait en Ukraine avant la parution de cet article. «Je souffrirai avec ce peuple et s'il le faut, je périrai avec lui», affirme le soldat. «Et si je survis, je me rendrai à la justice en Suisse.» Il respecte la loi. «Mais moralement, il n'y a aucune alternative pour moi. Aucune!»
Scout, grenadier, fervent chrétien, soldat de première ligne...
Pourtant, rien ne laissait penser que Jona prendrait un virage à 360° dans l'armée. Il grandit à Zurich en tant que fils unique et réussit son gymnase en voie littéraire, à Rämibühl. Recruté dans l'unité d'élite des grenadiers à Isone (TI), le soldat doit interrompre son service militaire après deux mois à cause d'une infection du pied. Il étudie le français et l'anglais à Berne, travaille en parallèle comme distributeur de journaux, infirmier et gardien. Il voyage beaucoup, notamment en tant que missionnaire pour son église. C'est un fervent chrétien, un mormon. Le Zurichois a l'habitude de défendre ses convictions à l'étranger. Son rêve? Devenir enseignant. Les armes et la guerre? Pendant longtemps, cela ne l'intéressait pas particulièrement.
En été 2021, Jonas commence sa formation à la Haute école pédagogique de Berne, prêt à commencer sa carrière. Mais au cours de la première semaine du deuxième semestre, la Russie envahit l'Ukraine. Et tout bascule. A partir de ce moment précis, Jona Neidhart n'arrive plus à se concentrer. Cette attaque, cette honte, ces Russes qui avaient déjà tué son arrière-grand-père polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. «Je ne pouvais pas rester assis. Je devais agir», se souvient-il.
Il rédige son testament, quitte son travail, se désinscrit de l'université et part en bus et en train au milieu de la guerre, avec un sac à dos et des vêtements chauds. Plus il se rapproche de sa destination et raconte à ses compagnons de voyage pourquoi il met sa vie en danger pour un pays étranger, plus il est convaincu de sa mission. A-t-il déjà regretté cette décision? «Si j'ai déjà eu des doutes, ils ont disparu au plus tard à la frontière ukrainienne.»
Le 9 mars 2022, il est incorporé dans la Légion internationale, section «Bravo 2», 1er bataillon d'infanterie. Il fait ses premiers pas en tant que fusilier, puis comme mitrailleur. Tout est soigneusement consigné dans son «livret de service» ukrainien. Sur sa candidature à la Légion, il avait mentionné être ouvert à tous les postes. «En tant qu'ex-scout et grenadier, je me débrouille bien dans la nature. Je sais comment utiliser les grenades et les fusils. J'aime le kickboxing et le kung-fu. Mais mon expérience du combat? Inexistante.»
Un attentat qui en a fait fuir beaucoup, mais pas Jona
La légion étrangère ukrainienne accueille le Suisse à bras ouverts. Quatre jours plus tard, il survit de justesse à une attaque à la roquette contre le quartier général. «Des camarades avaient posté des photos sur les médias sociaux, trahissant ainsi notre position», raconte Jona. Pour de nombreux légionnaires venus de l'étranger, c'en est déjà trop. Ils repartent. Mais Jona reste.
«Cet incident m'a fait prendre conscience de la terreur à laquelle les habitants de ce pays sont exposés quotidiennement. Je voulais absolument les aider.» Depuis l'attentat, le Zurichois n'utilise plus que des e-mails et le service de messagerie Signal pour communiquer. La prudence est son assurance-vie. Il n'en a pas d'autre.
Pendant des mois, l'ex-grenadier se bat le long de la rivière du Donets, au nord-est du pays. Il surveille les positions russes, couvre les forces spéciales ukrainiennes lorsqu'il faut traverser la rivière. Un jour, il risque sa vie pour sortir quatre camarades bloqués d'une cachette située tout près de soldats Russes qui tirent en permanence. Son service militaire est minutieusement documenté dans son journal. Il a même reçu plusieurs distinctions du gouvernement ukrainien pour son «engagement exceptionnel».
En automne 2022, il participe avec son unité à la contre-offensive près de Kharkiv. Pendant dix jours, il se bat sans interruption près de Koupiansk, jusqu'à ce que les Russes prennent la fuite. «Goûter à cette victoire dans ce combat juste, c'était indescriptible», s'émeut le Zurichois. «Lorsque nous avons traversé les territoires libérés, des gens en pleurs nous ont salués et embrassés avec des fleurs et des drapeaux ukrainiens». Le Suisse se dit prêt à sacrifier sa vie pour leur liberté. Il a défendu des positions dans la région de Louhansk jusqu'en juin 2023. Depuis, son unité est régulièrement engagée dans des missions à Donetsk.
Il préfère se battre à jeun
Un engagement difficile, dangereux, et dans des conditions extrêmes. Le Zurichois a appris à se satisfaire de peu. L'équipement de Jona pèse bien 40 kilos: fusil, gilet pare-balles, casque, munitions. La nourriture que les logisticiens apportent dans leurs cachettes est abondante, mais malsaine. «De toute façon, je préfère me battre le ventre vide», raconte-t-il. «Chaque fois que tu dois uriner ou déféquer sous une pluie de balles, tu risques ta vie.»
Et la mort dans tout ça? Le soldat suisse la rencontre partout dans les étendues bombardées de ce pays meurtri. Les Russes ont déjà tué 30 de ses camarades, amis, voire «frères». L'un d'eux s'est vidé de son sang sous ses yeux. Les blessures étaient trop graves. Jona n'a pas pu arrêter l'hémorragie et ses tentatives de réanimation n'ont servi à rien. Tout ce qu'il a pu faire, c'est tenir son camarade, très fort, jusqu'à son tout dernier souffle.
La voix de Jona Neidhart s'arrête lorsqu'il raconte ce moment, pour la seule fois de notre interview de près de trois heures. Ses yeux gris prennent soudain une teinte aqueuse. «Je ressens une paix intérieure immense de savoir que j'ai pu être là pour lui jusqu'à la toute fin», souffle Jona. Chaque rencontre est peut-être la dernière. Et il sait ce que l'on ressent quand on dit au revoir, peut-être, pour la dernière fois.
Ce qui le fait tenir, c'est la foi, la Bible, le petit service religieux qu'il tient le dimanche. Il rompt le pain, boit de l'eau, prie. «Deus vult» (en français: «Dieu le veut!») est inscrit sur le badge qu'il porte sur l'épaule gauche. «Quand des gens demandent de l'aide, je dois et je veux les aider en tant que croyant», estime Jona. Et c'est encore plus vrai si des personnes qui demandent de l'aide sont attaquées sans raison par une puissance étrangère.
Il pourrait y recourir, mais Jona dit ne pas avoir besoin du service psychologique de l'armée ukrainienne. Sa thérapie, c'est l'écriture, son journal intime, rédigé avec une belle plume. Pour les gens lambda, les phrases ressemblent à des notes marginales cyniques d'un monde en perdition. «Aujourd'hui, c'était calme, seulement des tirs d'artillerie et des chars russes sur notre position, rien de trop sauvage», peut-on y lire par exemple. Mais le Zurichois ne plaisante pas. Son spectre s'est considérablement modifié. L'extrême, l'abîme, la folie de cette guerre insensée: pour lui, c'est désormais le quotidien.
Les anciens Confédérés pour modèle
Il n'a quitté la guerre qu'une seule fois depuis son engagement. L'été dernier, il est venu passer un mois en Suisse. Au programme: raclette, famille, église, montagnes, et nouveau passeport. Puis il est reparti sur le front ukrainien.
Jona n'est pas le seul dans cette situation. Une poignée de Suisses combattent en Ukraine, comme lui. Blick a rencontré plusieurs d'entre eux dans la zone du front. Ils racontent tous des histoires similaires. Mais Jona est le seul qui s'affiche ouvertement, pleinement conscient que cette visibilité pourra le conduire derrière les barreaux. «Ce combat est mille fois plus important», déclare Jona, sûr de lui. Le fait que beaucoup de gens en Suisse ne comprennent pas cela l'attriste, et le rend parfois furieux. Pourtant, les anciens Confédérés avaient déjà compris qu'il n'y a pas de liberté sans audace, et que la passivité mène à la ruine.
Dans le snack-bar chauffé au bord des champs de bataille hivernaux du Donbass, le Zurichois parle des guerres contre les Habsbourg, de Charles le Téméraire et des mercenaires helvétiques. C'est dans leur tradition qu'il s'identifie. Un garde suisse, non pas au service du pape, mais en lutte contre Poutine.
Mais les hallebardes et les tenues de combat colorées ne suffisent pas ici. «Il faudrait des armes lourdes, des véhicules. La Suisse pourrait fournir le matériel dont l'Ukraine a tant besoin pour la victoire, si seulement elle le voulait», se désole Jona. Chaque char suisse hors d'usage mériterait de partir à l'assaut de la tyrannie sur le champ de bataille, plutôt que de rouiller quelque part en Thurgovie dans un entrepôt.
La Suisse n'a «pas de couilles»
Malheureusement, la Suisse n'a «pas de couilles», estime «Monsieur Propre». La neutralité colle aux sens helvétiques comme du goudron liquide. Mais ce n'est pas le moment de faire de la diplomatie. «Le seul langage que les Russes comprennent, c'est le poing d'acier dans la figure. Il faut leur taper sur la tête et leur montrer que ça ne marche pas comme ça.» Ensuite seulement, il sera possible de discuter.
Jona Neidhart a l'air serein quand il raconte tout cela. Son regard reste sérieux, ses mains sont jointes. Il faudrait au moins aborder la question de la neutralité, dit l'homme qui risque sa vie depuis deux ans pour un peuple étranger. La Suisse a besoin d'une «neutralité conditionnelle». S'il y a un agresseur défini qui attaque un pays innocent, se tenir à l'écart n'est pas une option. Celui qui veut maintenant ancrer une «neutralité perpétuelle» dans la Constitution est un lâche.
Voudait-il un jour retourner auprès de sa famille dt de ses amis? Le pourrait-il encore, après deux ans dans cet enfer absurde? «Je crois que je suis encore bien dans ma tête», dit Jona en souriant. «Je veux rester aussi longtemps qu'il le faudra, même si cela doit prendre encore deux ou trois ans. Et si je survis, je me rendrai à la justice suisse. Je ne veux pas me cacher.»
Mais la cellule chauffée de la prison suisse est encore loin. L'hiver dans l'Est ukrainien est mordant, les pensées sont libres, la vie est dangereuse. Peut-être que Jona Neidhart ne s'en sortira pas. Peut-être que la guerre aura raison de lui aussi. Il pourrait se vider de son sang, exploser, brûler, mourir de froid. Mais le Zurichois préfère la mort à l'esclavage. C'est ce que les anciens Confédérés avaient juré autrefois. Sur le Grütli, pas dans le Donbass. Mais là où se cachent les tyrans, un noble combat les attend. Et Jona Neidhart veut se battre – jusqu'au bout.