«Dégagez! Partez! C’est à cause des journalistes étrangers que les Russes nous tirent dessus. Vous avez fait de nous une cible». Fin juin à Toretsk, une ville minière des environs de la ville martyre de Bakhmout, réduite en cendres et en ruines par les combats avant d’être finalement conquise par la milice Wagner d’Evgueni Prigojine. Nous sommes arrivés sur place dans l’espoir d’y trouver des équipes médicales, pour un premier bilan de la contre-offensive ukrainienne en cours. Erreur. Impossible de rencontrer ici le moindre médecin, patient ou infirmière. Tous ont été évacués en urgence le 7 juin, lorsque la foudre de l’artillerie russe s’est encore abattue sur cette cité industrielle entourée de «terrils», ces montagnes de minerai extrait des mines durant des décennies. Toretsk est une ville morte. La guerre l’a pulvérisé.
L’enfer s’est abattu sur Toretsk
L’hôpital? Sa dépouille gît devant moi, éventrée, truffée d’éclats d’obus, défigurée par les missiles. Face à l’entrée des urgences, là où les ambulances revenues du front déchargeaient civils et militaires blessés il y a encore quelques semaines, un énorme trou dit l’enfer qui s’est abattu sur Toretsk. En une nuit, cet épicentre des secours médicaux de la région a été transformé en cimetière. Deux chiens, blottis l’un contre l’autre, dorment sous une table projetée à des dizaines de mètres des étages desquels les fenêtres ont toutes explosé sous les impacts. Un véhicule de secours, Croix-Rouge sur ses flancs, est aplati sous les décombres et les gravats. La vie a disparu. Plus rien ne reste des salles d’opération, des couloirs où s’entassaient les blessés, et des tentes qui, dehors, servaient à «trier» les arrivées.
«Toretsk est morte» me dit Igor, un résident revenu avec sa femme livrer de l’eau à ses beaux-parents. Igor me parle devant l’un des portails de l’ex-complexe minier. Sous nos pieds, à des centaines de mètres de profondeur, des kilomètres de galeries souterraines trouent la terre. Toretsk était l’un des poumons du Donbass, cette région que se disputent les armées russes et ukrainiennes. Elle en est aujourd’hui l’un des fantômes.
On m’avait parlé, avant d’arriver ici, de l’école récemment réhabilitée, preuve que l’État ukrainien fonctionne et subvient aux besoins des populations russophones de l’est du pays. J’y suis. Le lycée et le collège, regroupés dans le même bâtiment rectangulaire aux couleurs vives, sont juste devant moi, entourés de parterres de roses. Une partie des locaux scolaires ont aussi été touchés. C’est là, m’a dit Igor, que je pourrai trouver quelqu’un de l’administration locale. Vrai.
Un «départ» d’assourdissant d’une salve de roquettes ukrainienne a couvert le bruit du moteur de notre voiture. Nous sommes garés sur le parking, désert. Une jeune femme, visage fermé, vient de sortir de l’édifice. L’ex-école, désertée par tous les élèves, sert en effet de QG aux services municipaux. Un ordinateur relié à l’internet, plus quelques téléphones portables connectés au réseau, sont à la disposition des habitants dépourvus d’autres moyens de communication. Une dame âgée, balai en main, affairée à ramasser des éclats de verre par terre, nous demande de patienter. «Journalistes?» La question est logique. Sur nos gilets pare-balles, la mention «Press» est écrite en grosses lettres blanches. Attente. Et voilà que les visages fermés laissent place à la colère…
«Ne photographiez pas l’école»
«On en a assez. Ne photographiez pas l’école. Tout le monde connaît ce bâtiment. Si les Russes voient ces images, ils vont recommencer.» Notre interlocutrice refuse de dire son nom. Elle est sortie d’un bureau situé au rez-de-chaussée. Possible de lui parler? «Non. On n'a rien à vous dire. Tout ça, c’est à cause de vous.» J’avais senti, quelques minutes avant, le malaise d’Igor et de sa femme, en train de ravitailler leurs parents, peu désireux de nous parler. Mon impression se vérifie. A Toretsk, les journalistes sont perçus comme des voyeurs. Les images des reportages de télévision, tournées devant le squelette de l’hôpital, ont achevé d’exaspérer les habitants.
L’interprète ukrainien qui nous accompagne est pourtant plusieurs fois venu ici. Il y avait quelques contacts. Mais, aujourd'hui, c’est porte close. «Je vous le répète, ne prenez pas de photos. Respectez cette école. C’est une guerre, pas un spectacle». L’adjointe au maire ne lâche pas prise. Elle me demande de supprimer les images de cet établissement qui, heureusement, pourra être réparé. Les destructions ne sont pas fatales. Mais quand l’école pourra-t-elle rouvrir? «Posez-vous la question. C’est vous qui nous avez apporté ce malheur».
La médiatisation de la douleur
Une guerre est toujours une tragédie. Toretsk a vécu dans sa chair le siège de Bakhmout. La ville était le refuge de tous ceux qui fuyaient le fracas des bombes. Je découvre, en quelques minutes, combien la médiatisation de la douleur ukrainienne blesse ceux qui sont restés. Je n’avais pas, jusque-là, ressenti cette animosité. Partout le long du front, sauf lorsque les militaires nous interdisaient le passage vers les premières lignes, la présence des journalistes est acceptée. Quelques heures plus tôt, Iéléna, ex-responsable d’une crèche dans le village voisin de Tchassiv Yar, avait accepté de nous parler et de nous raconter son quotidien. Iéléna est maintenant volontaire. Elle rend visite, à pied, au risque de se retrouver sous les obus, aux vieillards terrés dans leur maison. Iéléna est une ligne de vie. Un ultime trait d’union. Son sourire alternait avec ses larmes. Sauf qu’ici, à Toretsk, la blessure est béante. Début juin, une nuit ininterrompue de frappes a apporté l’enfer.
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Une blessure exposée aux caméras du monde entier
Je ne voulais pas ramener d’Ukraine que des témoignages de combattants et des scènes de tanks, de canons ou de mortiers. Je voulais raconter cette guerre européenne. La voici. Cette partie du Donbass est une blessure exposée aux caméras du monde entier. Nous disons tous, et c’est vrai, que le destin de l’Europe se joue dans cette région pilonnée par l’artillerie. Je viens de redécouvrir la pire des vérités: les journalistes apportent aussi, qu’on le veuille ou non, leur cortège de douleurs, de destructions, de scènes que les habitants voudraient voir s’achever. Dans quelques jours, les 11 et 12 juillet, le sommet de l’Otan, à Vilnius, décidera sans doute d’apporter à l’armée ukrainienne en lutte d’autres moyens lourds, peut-être même ces avions que réclame à cor et à cri le gouvernement de Kiev. Mais ici, c’est de vie et de mort qu’il s’agit. La rude leçon de Toretsk est celle que nous ne voulons pas voir. Derrière nos images, nos récits, nos reportages, ce sont des villes et des populations qui n’en peuvent plus d’agoniser. Sous les yeux de cette Europe qu’elles sont supposées défendre.