L’histoire s’est retournée. Et ça fait mal. Au pied de l’immeuble du grand quotidien libéral et proeuropéen «Gazeta Wyborcza», Jurek trépigne. Ce journaliste de 35 ans revient de Grenade (Espagne), où il a suivi, le 6 octobre, la réunion des Chefs d’État ou de gouvernement des 27 pays membres de l’Union européenne. Il y a entendu le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki s’opposer, encore une fois, au pacte «Asile et migration» proposé par la Commission de Bruxelles.
«Ils veulent nous violer. Un viol légal» a pesté cet économiste de 55 ans, à l’unisson de son homologue Hongrois Viktor Orbán. Viol? Jurek s’énerve. La Pologne, entrée en 2004 dans l’UE, a alors accepté de partager une partie de sa souveraineté, pour intégrer le plus grand marché au monde. «On en a profité. Le pays a été transformé grâce à l’Europe, même si tout n’est pas parfait. Or voilà que notre gouvernement prétend être violé lorsque la majorité des pays membres veulent aller de l’avant avec un texte législatif indispensable. J’ai parfois honte d’être polonais.»
En vidéo, la Pologne dit non à l’UE sur les migrations
Pourquoi parler de retournement de l’histoire? Parce qu’aux yeux de nombreux observateurs, la Pologne devrait aujourd’hui, au contraire, être un conte de fées communautaire. Le pays de 38 millions d’habitants, avec son économie la plus dynamique du continent, est devenu une locomotive pour le flanc oriental de l’Union. Un géant. Or sans l’intégration de 2004, rien de cela n’aurait eu lieu. C’est à partir de ce moment que les portes des pays d’Europe de l’ouest se sont ouvertes toutes grandes pour les étudiants et les travailleurs polonais.
Londres, lorsque le Royaume-Uni était encore membre de l’Union, est devenue un aimant pour toute une jeunesse polonaise éduquée. Preuve de ce succès, le «plombier polonais» a commencé à inquiéter en France, en Allemagne et en Italie. Marta, 59 ans, se souvient de ces années où le ciel de la Pologne semblait être toujours bleu et constellé d’étoiles, à l’image du drapeau européen. «Nous étions fiers d’être Européen. Nous avions au parlement de Strasbourg de grands eurodéputés, comme l’historien Bronislaw Geremek. On disait sans arrière-pensées: merci Bruxelles!»
Un sport de combat
Or vingt ans plus tard, défendre le projet communautaire européen dans la capitale polonaise est un sport de combat. Depuis 2015, le parti nationaliste, conservateur et catholique PIS (Droit et Justice) est entré en guerre juridique contre l’UE. Fort du soutien de l’électorat populaire et rural, mais aussi des personnes âgées effrayées par la chute de la démographie et l’émigration en masse de leurs enfants et petits-enfants, cette formation dirigée par Jaroslaw Kascynski s’est mise en travers du rêve européen.
Mettre la justice au pas est devenu un mot d’ordre. S’opposer à toute politique commune d’immigration est une obsession, alors que l’agence européenne de contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen (dont la Suisse est membre), Frontex, est installée à Varsovie. La guerre en Ukraine, à partir de février 2022, a parachevé ce virage. La Pologne a ouvert ses portes à des millions de réfugiés ukrainiens. Sa solidarité a été exemplaire avec cette population voisine. Sur les autres sujets en revanche, Varsovie a joué une partition de plus en plus égoïste.
On retrouve, dans la capitale, un groupe d’étudiants en affaires européennes du campus de Natolin. C’est dans cette banlieue sud-est de Varsovie que le fameux collège d’Europe de Bruges (Belgique) a délocalisé une antenne. «C’est dire! On nous prenait pour les meilleurs européens possible» se lamente l’un d’entre eux. Le plus âgé a 27 ans. La plus jeune a 22 ans. Ils disent que la Pologne a perdu sa boussole. «Le parti au pouvoir veut restaurer par tous les moyens la puissance d’une grande Pologne mythifiée. Leur registre est celui de la revanche» estime Janos, titulaire d’un master en droit communautaire.
«Ils en veulent à l’Allemagne, trop puissante. Ils reprochent à la France de ne pas les soutenir et à Macron d’être un européiste aveugle. Ils ne croient qu’aux Etats-Unis, le grand protecteur face à la Russie de Poutine qu’ils détestent.» On résume: le pays qui incarnait peut-être le mieux l’ambition européenne est en train de la détruire. Ou en tout cas de l’abîmer gravement. «On ne peut rien faire sans la Pologne au niveau de l’UE. C’est plus qu’un obstacle, c’est un mur» juge, à Genève, le professeur Dusan Sidjanski, patriarche des études européennes.
Le coût de la transformation
L’explication est simple. La transformation du pays a eu un coût. Les enseignes commerciales françaises et allemandes ont fleuri partout dans les faubourgs des villes polonaises. Les nouvelles usines y sont toutes ou presque détenues par des étrangers. L’agriculture, comme dans le reste de l’Union, a fait les frais des politiques communautaires. Les inégalités sociales se sont accrues. Et puisque les grands projets d’infrastructures sont achevés, une partie de la population pense que l’Union n’a plus grand-chose à apporter.
«Le pire est qu’ils n’ont pas tort concède Marta, la quinquagénaire de Varsovie. Maintenant que nous sommes plus riches, nous allons devoir partager. Et ça, beaucoup de Polonais ne le comprennent pas. Pourquoi avoir travaillé si dur et ne pas profiter, seuls, des bénéfices de nos efforts.»
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Les femmes sont pourtant nombreuses à s’opposer au PIS. Pour elles, des questions telles que le droit à l’avortement remis en cause par ce parti «Droit et justice», sont essentielles. L’Union européenne est une garantie, une protection contre un gouvernement machiste et patriarcal, soutenu par l’Église toujours très influente. Mais là aussi, la facture s’installe.
Les féministes tiennent le pavé dans la capitale et les grandes villes, moins dans les campagnes. Ce dont le parti «Droit et Justice» sait très bien jouer, même si les derniers sondages le donnent au coude à coude avec l’opposition proeuropéenne de la «Coalition civique» dirigée par Donald Tusk. «L’Europe unifiait hier la société polonaise. Aujourd’hui, elle nous divise» confirmait ces jours-ci un éditorial de «Gazeta Wyborcza». Tout est dit.