Une confession au grand jour. Un «coming out» devant des dizaines de milliers de supporters, lors d’une convention démocrate suivie par des millions de téléspectateurs. Le 21 août, Douglas Emhoff, alias «Dougie» pour son épouse, s’avance seul sur la scène du United Center de Chicago.
A 59 ans, cet avocat californien connu pour avoir défendu le tout Hollywood, n’a pas vécu dans sa chair le fiasco de la dernière grand-messe démocrate tenue dans cette métropole, à l’International Amphithéâtre, an août 1968. Les États-Unis, alors, sont divisés comme jamais par la guerre du Vietnam. La guerre froide est à son apogée. Hubert Humphrey, le candidat, affronte une foule hostile aux abords d’un palais des congrès assiégé. L’ascension du républicain californien Richard Nixon est irrésistible. L’Amérique bascule en rouge, la couleur du parti Républicain.
Une héroïne de légende
Ce souvenir historique cuisant, le juriste Doug Emhoff, habitué se plonger dans les dossiers juridiques les plus complexes et à gagner devant les tribunaux, ne peut pas l’ignorer. Il sait, ce jour-là à Chicago, que Kamala Harris, son épouse, n’a pas encore acquis le statut de candidate incontournable aux yeux de tous les Américains résolus à battre Donald Trump.
Il manque à Kamala, 60 depuis le 20 octobre, une dimension personnelle et iconique. Son maigre bilan de vice-présidente sortante, son unique mandat de sénatrice (2017-2021) ne suffisent pas à établir sa légitimité. Il faut convaincre l’opinion que Kamala a une histoire. Qu’elle est une héroïne de légende, à laquelle les électeurs – et surtout les électrices – pourront s’identifier le 5 novembre, le jour du scrutin présidentiel. Or pour y parvenir, il faut la faire aimer. Et donc, en parler autrement.
L’Amérique prise à témoin
La suite est connue. Ce 21 août, Douglas Emhoff prend en direct à témoin l’Amérique de sa vie amoureuse. Il raconte, gestes à l’appui, comment lui et Kamala se sont mariés en 2014, un an après leur rencontre chez une amie commune, précisément un 22 août ! Le lendemain, son épouse réplique devant les caméras, lors de son premier grand discours de candidate. L’image fera le tour des réseaux sociaux. «Joyeux anniversaire de mariage Dougie, je t’aime très fort. » lance Kamala Harris, prenant l’Amérique à témoin. L’affaire est entendue. «Dougie» est un «partenaire formidable» et un «père incroyable pour Cole et Ella», ses deux enfants nés d’une précédente union. Ses tromperies amoureuses, lors de sa première union, sont oubliés, pardonnés et enterrés. Les larmes aux yeux, l’avocat accueille les mots de sa femme comme s’il s’agissait d’une nouvelle demande en mariage. Il lui envoie un baiser par écran géant interposé. A Chicago, la convention démocrate explose d’applaudissements. Mission accomplie.
Un avocat taille toujours sa plaidoirie sur mesure. Il évalue le tribunal, les jurés (s’il y en a) et l’impact de ses déclarations sur les médias et sur le public. Relativement inconnu lors de sa brillante carrière juridique hors de Los Angeles, Doug Emhoff plaide depuis quatre ans la cause de sa femme à plein temps. Il sait, lui l’ex-défenseur des stars, combien l’image et la légende comptent en Amérique. Son ex-femme, Kerstin Emhoff (née Mackin), est productrice de cinéma. Il connaît les plus puissantes personnalités du show-business. Doug est tout, sauf un «second gentleman» (son titre officiel comme mari de la vice-présidente élue en 2020 aux côtés de Joe Biden) ordinaire.
«L’arme secrète» de Kamala
Il est un metteur en scène de l’ascension politique de sa femme dont il connaît par cœur l’itinéraire, des tribunaux du comté d’Alameda, face à San Francisco, au siège de procureure générale de la ville, puis de ministre de la justice (Attorney General) de Californie, à Sacramento. Pour le New York Times, «Dougie» est d’ailleurs «l’arme secrète» de Kamala. Une arme destinée à percer l’armure du bulldozer nommé Trump.
Cette arme mise sur son histoire pour faire la différence. Douglas Emhoff, né le 13 octobre 1964 à New York, est éduqué sur la côte est dans un milieu d’intellectuels juifs originaires de Pologne. Il quitte cet environnement très influencé par l’Europe pour s’installer à seize ans en Californie, où ses parents refont leur vie professionnelle. Son adolescence sera donc «cool». Le New Jersey de son enfance ne peut pas rivaliser avec les palmiers de Venice Beach. Résultat, quarante ans plus tard: «Dougie» est, pour Kamala, le pont parfait entre les deux Amériques démocrates: celle de la côte est et celle de la côte ouest. La finance de Wall Street et de Manhattan d’un côté, , «l’entertainment» et la puissance médiatique californienne de l’autre. Avec, comme socle constant, sa proximité avec les milieux progressistes juifs.
Le mec qui écoute
La comparaison, dès lors, s’est imposée dès les premiers meetings de la candidate. Pour les éditorialistes, Doug Emhoff, alias Monsieur Kamala Harris, est, en réalité, le véritable moteur anti-Trump. Le candidat républicain est un milliardaire, magnat de l’immobilier, dont les faillites répétées sont jalonnées de mépris social et de procès. Ses amis juifs sont tous réactionnaires. Trump a toujours été un goujat avec les femmes. Il n’a cessé de piétiner le droit et les lois. «Dougie», lui, a la philanthropie (vraie ou surjouée) en bandoulière. Il est le «good guy» par excellence. Il soutient sans faille Israël, mais on l’a vu lire des rapports sur les abus des droits humains en Palestine. Il porte beau, habillé cool, quand Donald Trump est moqué par ses adversaires pour son allure de ploutocrate. Doug est le mec qui écoute, dont la réussite s’est faite sur le savoir et le talent, sorte de réincarnation de Bill Clinton. Trump est l’héritier qui s’est toujours cru tout permis. Doug inspire les cols blancs. Donald défend les cols bleus.
Bingo aussi, pour Kamala Harris, côté famille. On sait que la vice-présidente des États-Unis, née le 20 octobre 1964 (une semaine plus tard que Doug) d’une mère universitaire d’origine indienne et d’un père économiste americano-jamaïcain, n’a rien de la cheffe de famille idéale. Son unique sœur cadette, Maya s’était, en 2016, engagée dans la campagne présidentielle perdue d’Hillary Clinton. Dans les années 90, alors qu’elle gravissait les échelons de la justice californienne, sa liaison amoureuse avec le maire (marié, et de trente ans son aîné) de San Francisco Willie Brown alimentait les rumeurs de la ville. Le fait qu’elle n’ait pas eu d’enfants a aussi contribué à durcir son image de magistrate éloignée de la vie réelle. Or Doug Emhoff a comblé ce manque. Lui-même vient d’une fratrie de trois (une sœur aînée, Jamie, et un petit frère, Andy). Il est père d’une famille recomposée. Sa convivialité conjugale a compensé la solitude de procureure de sa deuxième épouse.
Aimante et sympathique
Difficile, aussi, de ne pas voir une complémentarité parfaite dans leurs rôles judiciaires. Kamala Harris a passé sa vie à poursuivre et à condamner ceux qui tombaient dans ses filets d’accusatrice. Or accuser ne vous rend pas forcément populaire. L’électorat démocrate veut, à la Maison-Blanche, quelqu’un aussi capable de panser les plaies de l’Amérique. C’est là que Doug Emhoff, l’avocat, complète avec intelligence le tableau.
Il humanise sa femme. Il lui permet de rester connectée avec cette élite blanche conservatrice qui doute de ses capacités. Il sait mobiliser le lobby gay, très influent dans le milieu des médias et de la politique. L’un de ses «buddies» (compagnons) favoris n’est d’ailleurs autre que Glezman Buttigieg, 35 ans, l’époux de Pete Buttigieg, étoile montante du parti, actuel ministre des transports et brillant orateur. Objectif: combler les failles de Kamala. En un mot: la rendre aimante et sympathique.
Leur réussite est leur faiblesse
Le talon d’Achille du couple est en revanche leur réussite commune. Le candidat républicain, qui reçoit dans ses appartements rococo plein de dorures de la Trump Tower, ou sur son golf de Mar-a-Lago, en Floride, a fait de sa fortune un argument électoral. Son slogan «Make America Great Again» (Maga) résonne comme une promesse sonnante et trébuchante. Son statut de milliardaire impressionne une Amérique où le dollar reste, avec Dieu, la valeur cardinale. Trump met l'économie et le profit avant toute chose.
Doug, l’avocat partenaire du cabinet DLA Piper au salaire de 1,2 millions de dollars par an (il l’a quitté en 2020 pour éviter les conflits d’intérêts), et Kamala, la juriste tombée en politique, incarnent à l'inverse l’Amérique sans problème, presqu'insouciante. Le couple Obama était inattaquable car son histoire était celle d’une ascension sociale parfaite, arrachée à force d’étudier malgré la discrimination raciale. Le «second gentleman» et son épouse, dont Donald Trump a mis en cause le fait qu’elle est bien noire, peuvent apparaitre comme la caricature des élites urbaines éloignées de la vie des «vrais gens», dont le vote sera décisif dans les États clefs pour le scrutin comme le Michigan, le Wisconsin ou la Pennsylvanie.
Passer de VP à POTUS
«Dougie» est peut-être l’homme que beaucoup d’Américaines aimeraient épouser. Mais il est aussi celui qu’une femme ordinaire ne pourra jamais séduire. Et celui que beaucoup d’hommes jalouseront toujours. Pas idéal, pour conquérir le cœur du peuple dont Kamala Harris a tant besoin pour passer de VP (Vice President) à POTUS (President of the United States).