La démocratie n’a pas le même sens qu’ailleurs à Shipshewana. Ou plutôt si: quelques autres localités américaines partagent le point de vue d’une partie des résidents de cette bourgade de l’Indiana, dans le Comté rural de LaGrange.
Je veux parler des Amish, cette communauté protestante fondée en Suisse à la fin du XVIIe siècle. Les images de leurs charrettes noires tirées par des chevaux, doublées sur les routes américaines par les pick-up lancés à pleine allure, ont fait le bonheur de plusieurs films au cinéma. Mais pourquoi parler de démocratie en pays Amish, alors que le pays entier s’apprête à se rendre aux urnes le 5 novembre pour élire le nouveau locataire de la Maison-Blanche? Parce que ce mot, ici, n’a pas du tout la même signification.
Shipshewana n’est pas un village reculé. Je n’ai pas cherché à m’y rendre plus que ça. Nous sommes juste tombés dessus, avec mon collègue vidéaste Pierre Ballenegger, en conduisant vers le camping d’Elkhart, dans l’Indiana. La nuit venait de tomber. Un rideau de pluie balayait la route 13, qui relie Elkhart à Middlebury. Et soudain, un bruit de sabots. Le sentiment que l’histoire frappe à la porte de notre camping-car (RV).
C’est ainsi que les Amish se déplacent, d’un village à l’autre, familiers de la modernité ambiante sans se laisser happer par elle, du moins en surface. Nous en avons aussi vu rouler à vélos, arrimés à l’arrière des charrettes, dans des remorques spéciales. À des années-lumière du spectacle des énormes camions sur l’Interstate 90, qui traverse cette partie de la région des Grands lacs.
Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.
Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.
Vous faites partie de ceux qui pensent que notre avenir se joue aussi le 5 novembre, de l’autre côté de l’Atlantique? Alors ne ratez pas ces chroniques. Partagez-les. Et réagissez!
Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.
Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.
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Un dialecte inspiré du suisse-allemand
Nous espérions prendre des photos. Documenter notre conversation avec ces protestants rigoureux, qui parlent entre eux le «Pennsylvanian Dutch», un dialecte largement inspiré du suisse-allemand. Nous avons vite dû renoncer. Pas d’images. Le moins d’interaction possible avec les caméras, les micros et les équipements électroniques. Gare, toutefois, aux caricatures: les Amish de Shipshewana ne vivent pas dans un monde à part. Ils tiennent plusieurs magasins de produits agricoles bios, vendus aux visiteurs.
John, l’un des aînés de la communauté, gère «Buggy Ride», une association qui organise des virées en calèche. Le septuagénaire, barbe blanche bien taillée, vend aussi les pop-corn qu’il prépare devant nous, dans un énorme chaudron où les grains de maïs explosent sous nos yeux. Ils n’ignorent rien de l’Amérique de 2024. Ils estiment juste qu’elle a davantage besoin d’eux en train de lire la Bible, qu’en train de faire la queue devant un bureau de vote. Environ 20% des Amish votent aux élections, contre 55% en moyenne pour le reste de leurs compatriotes.
«Vous avez vu le monde et l’état de l’Amérique? Vous pensez que nos voix vont changer les choses?» interroge Alvin, un autre sexagénaire, assis sur le rebord d’un mur en plein centre-ville. Des touristes passent devant nous avec leurs enfants. Alvin vient de nous raconter son service «civil» dans le comté de Lancaster, en Pennsylvanie, là où les Amish sont les plus nombreux. Il n’est pas Amish lui-même, mais il a grandi avec cette communauté. Il en porte la tenue: gilet noir, chapeau clair, pantalon de grosse toile. «J’ai voyagé dans le pays. J’ai aussi visité l’Europe. Je sais où se trouve la Suisse. Nous ne sommes pas d’une autre planète. Nous refusons juste un certain engrenage du progrès».
Cet engrenage est visible à l’œil nu dans les rues de Shipshewana, comme partout aux États-Unis. La malbouffe règne dans cet immense pays. L’obésité est un fléau. Le sucre industriel empoisonne les aliments. Le manque de soins dentaires abime les visages. «De quelle démocratie parle-t-on? complète Alvin. Si vous ne pouvez pas choisir ce que vous mangez ou ce que vous produisez, vous êtes encore libre?»
La liberté ou la piété
La liberté. J’utilise sciemment le mot «freedom» pour approcher un groupe d’agriculteurs Amish en train de hisser leurs vélos sur les remorques. Deux couples reviennent d’une virée dominicale. Ils ne veulent pas être photographiés. Mais répondre à nos questions, c’est OK.
Iront-ils voter le 5 novembre? Non. Ont-ils une préférence entre Donald Trump et Kamala Harris? Non. Pensent-ils que cette élection peut changer les États-Unis, voire le monde? Non. «Les États-Unis ont besoin de prières, pas d’une nouvelle élection» lâche l’une des deux dames Amish dans un sourire. Ils ne nous fuient pas. Ils évitent juste Internet, les réseaux sociaux, et l’agitation médiatique et politique en général. «Venez prier avec nous et vous verrez que le sort de la communauté est au centre de nos préoccupations. Prier, c’est voter pour notre salut à tous».
Une communauté intégrée
Il ne faut pas se fier aux apparences. Aussi rustiques, rigoureux et retirés soient-ils du tumulte de la vie moderne, les Amish commercent, échangent, circulent, parlent. La communauté de Shipshewana est propriétaire d’un hôtel, le Amish Inn. Deux familles Amish, m’explique-t-on, sont partenaires du «Blue Gate Garden Hôtel», réputé le meilleur établissement du Comté. Facile à vérifier: il est plein. Les touristes affluent en ce début d’automne.
Mais il y a une chose que vous ne verrez pas à Shipshewana: les panneaux Harris ou Trump plantés dans les jardins des maisons. La petite ville vit dans une bulle dépolitisée. Alvin, notre guide dont les enfants ont grandi dans la communauté Amish, le vit comme une chance. «Ce pays a besoin d’espace de repos, de tranquilité et de concorde. S’il y en avait plus, peut-être serions-nous moins divisés, moins en colère les uns contre les autres».
La prière plutôt que le vote. L’histoire est vieille comme le monde. Elle est valable sur tous les continents, avec toutes les religions. Le spirituel contre le temporel. La difficile gestion des hommes et de leurs passions. Nos interlocuteurs Amish ont fini de hisser leurs vélos derrière leur calèche.
Ils savent bien sûr qui est Donald Trump, d’où il vient, ce qu’il fait et ce qu’il promet. Ils connaissent Kamala Harris, vice-présidente sortante, première femme noire à briguer la Maison-Blanche. Ils ne cachent pas, en revanche, que les inclinaisons progressistes de la société leur déplaisent. Leurs visages se ferment à l’évocation de la question de l’avortement, décisive pour ce scrutin. Alvin aussi a refusé de répondre, même à l’écart et avec la garantie de l’anonymat.
Les Amish prient, avec leurs solides convictions en bandoulière. La différence est qu’ils ne cherchent pas à les imposer aux autres. Cette halte à Shipshewana, en plein tumulte présidentiel américain, ne pouvait que faire du bien.
Écrivez-vous et réagissez à nos reportages rédigés sur les routes américaines: richard.werly@ringier.ch