C’est l’histoire de deux folies qui se percutent par grand écran interposé et qui transforment le cinéma contemporain. Jean-Luc Godard, décédé mardi 13 septembre à 91 ans à Rolle (VD), filme avec la volonté de capter l’instant. Il met sa caméra au service «des nuances et des sous-entendus, bref, des comparaisons inattendues qui déclenchent une véritable réflexion», comme il l’expliquera en 1988 au journaliste français Serge Daney, de «Libération».
Jean-Paul Belmondo, âgé de 27 ans lors du tournage de «A bout de souffle» en 1960, apporte au cinéma hexagonal une incandescence nouvelle. Moins beau qu’Alain Delon, le mythe naissant. Moins majestueux que Jean Gabin, le monstre sacré qui entame son crépuscule. Plus intello que Lino Ventura, cogneur plus âgé et bien plus taiseux. Godard sculpte Belmondo, lui-même fils de sculpteur. L’acteur est Michel Poiccard, ce jeune voyou insolent, qui vole une voiture à Marseille pour se rendre à Paris. Mais en route, lors d’un contrôle, il tue un policier et rejoint à Paris Patricia, l’étudiante américaine filmée en train de vendre le «Herald Tribune» sur les Champs-Elysées.
On connaît les femmes qui ont fait Godard. Ces actrices que le cinéaste helvétique a magnifiées, comme Anna Karina, muse de la Nouvelle vague, décédée en 2019 à 79 ans. Un an après «A bout de souffle», Jean-Luc Godard lui accorde le premier rôle dans «Une femme est une femme». Mais la photographie qui dit tout est celle qui la rassemble, bras posés sur l’un et l’autre, avec Jean-Paul Belmondo et Jean-Claude Brialy, respectivement disparus en 2021 et 2007. Belmondo a sur l’image ce sourire léger, ironique, tout en promesses, qu’il arborait devant Jean Seberg, l’actrice américaine qui jouait le rôle de Patricia, la vendeuse de journaux.
Le secret du Godard de la Nouvelle vague est là. Il filme des tempéraments. Il raconte plus qu’il ne met en scène. En 1965, «Pierrot le fou» réunit «Bébel» et Anna Karina. Les codes du cinéma ont été dynamités. La folie est gravée sur la pellicule. L’influence d’Henri Langlois, le fondateur de la cinémathèque française révéré par Jean-Luc Godard, est omniprésente. Le cinéma, pour celui qui deviendra l’ermite de Rolle, ne peut être que politique.
Pourquoi Jean-Paul Belmondo a-t-il tant compté pour le cinéaste? Parce que tous les deux, le réalisateur et l’acteur, veulent faire exploser les codes. Godard se voit comme un irrémédiable provincial débarqué à Paris, capitale de ce pays qui ne sera jamais tout à fait le sien. Il porte sa critique sociale en bandoulière. Il ne croit pas aux scénarios léchés, retravaillés, ficelés au point d’être ligotés. Ce Suisse de parents français veut filmer la réalité au plus près parce qu’elle contient tous les ingrédients de la fiction. Or Belmondo a cette même soif, tout en provenant d’un tout autre milieu. Son père est un artiste reconnu. Lui-même est sorti du conservatoire en 1956. Belmondo veut démolir sa caste artistique. Godard veut bâtir autrement le cinéma.
Belmondo-Godard. «Tout le film a été tourné d’une manière très libre, racontait l’acteur à propos de 'A bout de souffle'. On arrivait le matin vers 9 heures ou 10 heures. On allait prendre notre café-crème avec Jean au café du coin et dans l’arrière-salle, Jean-Luc écrivait le dialogue. Quand c’était prêt, il nous lisait d’abord la scène une fois.» Frénésie de l’immédiateté. «On disait aussi des phrases à nous si ses dialogues ne nous plaisaient pas. Il faisait partir la caméra», poursuivait Belmondo.
C’est là que la dynamite explose. Rien n’est prévu. L'instant domine. Trois ans plus tard, le réalisateur suisse tourne «Le mépris», son film célèbre avec Michel Piccoli et Brigitte Bardot. L’acteur français lâche cette phrase: «J’ai remarqué que plus on est envahi par le doute, plus on s’attache à une fausse lucidité d’esprit avec l’espoir d’éclaircir par le raisonnement ce que le sentiment a rendu trouble et obscur.» Des mots qui, rétrospectivement, racontent aussi le cinéma d’un certain… Jean-Luc Godard.