Deux ans face à Poutine (1/4)
Le recruteur et le déserteur: deux destins dans l'Ukraine en guerre

Je les ai rencontrés tous les deux à Kiev. Evgueni, 26 ans, plusieurs fois blessé au front, est devenu recruteur pour l'armée. Mikhaïl, 47 ans, entrepreneur, fuit pour sa part la mobilisation. L'Ukraine est leur pays. Mais est-ce encore leur guerre?
Publié: 21.02.2024 à 17:02 heures
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Dernière mise à jour: 21.02.2024 à 17:24 heures
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Le long de toutes les routes d'Ukraine, les panneaux incitent les hommes à répondre aux ordres de mobilisation générale.
Photo: Richard Werly
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Richard WerlyJournaliste Blick

Je les ai rencontrés tous les deux à Kiev. Le premier, souriant, à la cafétéria du centre d’entraînement du Comité national olympique ukrainien, dans la localité de Koncha-Zaspa. Le second, fuyant et inquiet, dans sa maison d’une banlieue éloignée de la capitale ukrainienne.

Evgueni, 26 ans, est recruteur pour l’armée de son pays, dont il est désormais un vétéran. Il est dispensé de combats en raison de ses blessures. Mikhaïl, 47 ans, est entrepreneur en informatique. Lui m’a demandé de modifier son prénom. Et il a refusé de me donner son nom. Mikhaïl fait partie de ceux qu’Evgueni a appris à débusquer. Cet ingénieur, habitué à travailler via internet avec des clients américains, australiens et britanniques, refuse d’être mobilisé. En temps de guerre, il est considéré comme déserteur.

L’histoire d’Evgueni et de Mikhaïl est celle de deux itinéraires opposés, mais pas nécessairement contradictoires. Le premier a fait un choix et il l'a payé cher. Volontaire pour combattre, ce passionné de tir à l’arc s’est engagé dès le 25 février 2022, au lendemain de l’assaut russe contre l’Ukraine. Sa carrure et sa forme physique ont fait le reste. Le voici vite envoyé au combat dans les régions de Donetsk et de Zaporija.

La suite? «Des éclats d’obus dans la jambe m’ont d’abord éloigné du front, puis j’y suis retourné et, cette fois, c’est ma tête qui a pris lors d’un bombardement, malgré mon casque. Double fracture crânienne. J’ai été renvoyé vers l’arrière» raconte ce sympathique colosse, en me montrant l’affiche collée dans le hall de ce centre sportif: une main de soldat gantée de kaki, pour inciter les athlètes à financer l’effort de guerre.

Un pavillon proche de la voie ferrée

Le second me reçoit, avec ma traductrice, dans son pavillon d’un village proche de la voie ferrée qui relie Kiev à Kharkiv. L’endroit est coquet. Moderne. Typique de la classe moyenne supérieure ukrainienne qui, avant la guerre, voyageait régulièrement à travers l’Europe.

Mikhaïl a étalé devant nous plusieurs textes de lois, photocopiés. Il a placé le livret jaune et bleu de la constitution ukrainienne bien en évidence. La carte de visite de son avocat est épinglée à la loi fondamentale. Sergueï vit avec la peur au ventre. Chaque matin au soir, il accompagne en voiture son épouse, qui travaille à Kiev. Au moins deux barrages policiers à franchir. En général sans problème. Mais… «S’ils m’arrêtent et me demandent mes papiers, tout peut basculer. Je fais partie des 27-60 ans mobilisables. Je suis en apparence en bonne santé. Je n’ai pas de motifs d’exemption médicale, malgré mes problèmes oculaires» explique-t-il, en s’attardant sur sa vue abîmée par une vieille infection de la rétine.

Sergueï ne veut pas entendre parler de la guerre. Il la hait. Il voit l’Ukraine comme un pays devenu fou. Il ne croit pas à la promesse gouvernementale d'une prochaine loi sur la mobilisation, qui limitera la durée d'engagement et tiendra davantage compte des compétences et des situations familiales. «C’est mon pays. Je me suis tout de suite engagé, en février 2022, dans la défense territoriale. Mais depuis, qu’est-ce que cet État m’a apporté, à moi et à ma famille? Rien. Vous pensez que si je suis mobilisé, ils s’occuperont de ma mère qui a la maladie de Parkinson? Ce gouvernement abandonne son peuple.»

Une liste de jeunes hommes

Evgueni et Mikhaïl ne se connaissent pas. Il suffirait pourtant de peu. Chaque semaine, le recruteur se voit remettre une liste de noms d’hommes à «localiser». A côté de chaque nom, une adresse. Les listes sont faites rue par rue. Sa mission? Se rendre chez les intéressés, toujours accompagné d’un policier. «Je ne prends pas de rendez-vous. J’y vais et je leur dis ce que prévoit la mobilisation générale. Je leur raconte nos combats, sur le front. Je leur dis pourquoi notre armée a besoin d’eux.»

Evgueni est presque le patriote parfait. Classé handicapé en raison de ses blessures, il va participer, dans deux semaines, à une compétition internationale de vétérans, aux États-Unis. Le docteur Sergueï Kryzhanovski va accompagner l’équipe. Il me confirme les dires du jeune homme, après m’avoir parlé d’une connaissance commune: le député français Philippe Juvin, chef des urgences à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris. «Ces recruteurs sont des types formidables. Ils ne cherchent pas à traquer les conscrits. Je les ai accompagnés plusieurs fois. Ils savent que cette guerre est un enfer. Personne ne pourrait dire mieux qu’eux: on a besoin de vous.»

Une guerre qui n'apporte rien

Je détaille la scène à Mikhaïl. Je lui montre la vidéo de notre échange. Il se tasse sur sa chaise, s’énerve, me montre la cuisine équipée dans laquelle nous sommes assis, tous volets fermés, alors qu’il fait -5 degrés dehors, dans un jour sali par le brouillard. «J’ai payé tout ça de ma poche. J’ai payé des taxes. Je sais ce que vaut cet État ukrainien: rien! Je serai plus enclin à combattre si vous, les Européens, vous veniez ici, en Ukraine, contrôler l’utilisation des dizaines de milliards d’euros que vous donnez. Cette guerre ne nous rapporte rien à nous, le peuple.»

Dur d’entendre ça. L’ingénieur informatique est aussi sympathique qu’indifférent, à la limite de l'arrogance. Il m’écoute à peine quand je lui raconte ma rencontre, la veille, avec le père d’Alexander, un combattant de la brigade Azov tué lors du siège russe de Marioupol. Une fresque géante au bas de son immeuble à Kiev, montre le jeune homme, souriant de toutes les couleurs. J’ai accompagné le père dans la chambre de son fils défunt où tout est resté là. Ses écussons. Son uniforme. Le drapeau de son unité signé par ses frères d’armes. Nous avons bu une liqueur à sa santé. Avec une tranche de saucisson et un morceau de fromage. N’est-ce pas l’Ukraine qui est attaquée, souillée, violée par la Russie de Vladimir Poutine?

Mikhaïl fait non de la tête. «Poutine est un criminel, un fou, un dictateur. Et vous croyez que nous allons le battre? Lâchons ces territoires conquis par les Russes. Le Donbass, Louhansk, la Crimée. Je n’en veux pas. La seule fois que je suis allé en vacances en Crimée, ils n’étaient même pas sympas. Ils veulent être russes. Qu’ils le soient!»

Deux Ukraine

Evgueni-Mikhaïl. Deux Ukraine. Ils pourraient être frères. Mais la réalité est moins tranquille que nos conversations. L’armée ukrainienne manque d’hommes. Des rafles de conscrits, dit-on, ont lieu dans les campagnes. La peur précède les recruteurs. Certains hommes en âge d’être mobilisés repartent de chez eux menottés, puis envoyés dans un centre d’entraînement.

L’un de ces centres apparaît sous mes yeux, dans la vidéo d’une amie ukrainienne dont le fils est sur place. Un «gourbi» souterrain. Des couchettes aménagées entre des troncs. L’eau glacée qui suinte sur les parois. Les pieds dans la boue gelée. Le tout, pour préfigurer les abris du front, voire les tranchées où la mort peut vous happer à chaque instant dans le fracas d’une bombe ou d’une grenade.

Cette guerre est sale. Comme toutes les guerres. «C’est vrai, je ne parle pas aux futurs conscrits des horreurs que j’ai vues, reconnaît Evgueni le recruteur. Personne n’a envie de savoir qu’au front, la vie vous échappe. Vous n’êtes plus rien. Que de la chair à canon face à une autre chair à canon: celle des Russes.»

J’ai demandé à prendre au moins une photo de dos avec Mikhaïl. Il n’a pas voulu. La peur est son pain quotidien. Le déserteur ne sort plus de chez lui. Ses deux trajets quotidiens en voiture, et ses heures passées devant les écrans disposés dans son bureau. Son Ukraine est virtuelle. Ce pays pour lequel des dizaines de milliers de soldats se battent ressemble ici à une fiction. Mikhaïl dit sans gêne qu’il n’a aucune confiance dans Zelensky, le président qui tient tête à Poutine. «En Ukraine, un acteur, ce n’est pas fait pour être chef d’État», lâche-t-il. Dans son pays virtuel, la guerre pourrait s’arrêter demain si… mais ce «si», Evgueni le recruteur le connaît par cœur.

Des tas de raisons

«Les gens s’inventent des tas de raisons et je les comprends. Certains m’insultent même parfois. Ils ne veulent pas voir qu’ils continuent de mener leur vie normale grâce à ceux qui, là-bas, se battent et se font tuer. Ils ne pensent qu’à eux», souffle Evgueni. Puis le regard se fixe.

Juste devant nous, l’affiche d’un officier mort au combat, flanquée d’un code-barres pour faire un don, s’interpose entre nos arguments. A-t-il, lui le recruteur, déjà laissé partir un jeune homme réfractaire? «Oui, plusieurs, répond l’athlète, champion d’aviron en salle. Je respecte leur décision. Je défends l’Ukraine. Je n'incarne pas le bien. De toute façon, cette guerre ne produit que du mal.»

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