Mykhaïlo Podoliak est l’un des conseillers les plus proches de Volodymyr Zelensky. Je l’ai rencontré à Kiev, mardi 20 février, au troisième étage d’un restaurant voisin des bureaux du président ukrainien. Je lui ai aussitôt soumis ce que j’entends depuis mon arrivée ici: une inquiétude généralisée sur l’issue de ce conflit terriblement meurtrier, et la peur d’une série de victoires russes, après la chute d’Avdiivka, la ville tout juste abandonnée par l’armée ukrainienne pour limiter ses pertes humaines.
L’Ukraine peut-elle encore gagner cette guerre et repousser la Russie? La réponse de Podoliak ne m’a pas surpris. Lui pense que oui. C’est aussi la réponse que j’ai entendue d’autres sources à Kiev. Alors, que faire pour rendre cette victoire possible? Cinq changements doivent intervenir.
Permettre à l’Ukraine de mener une guerre technologique
L’armée russe livre en Ukraine une guerre similaire à celle de 1914-1918. Ses soldats s’enterrent dans des tranchées (et les Ukrainiens font de même). Des vagues d’assaut de fantassins se ruent sur les défenses adverses. Le ratio de morts, entre les combattants russes et ukrainiens, est de sept à un, selon le président Zelensky.
Gagner un tel conflit avec une population de 43 millions d’habitants, face à un géant russe de 143 millions, où la dictature de Vladimir Poutine règne sans partage, est dès lors juste impossible. La seule façon d’emporter la victoire, pour l’Ukraine, est de détruire la logistique russe: son approvisionnement en munitions, ses bases de lance-missiles, ses bases de drones, etc... Le tout, couplé à une contre-offensive ciblée. Or il faut, pour y parvenir, doter l’Ukraine des moyens indispensables pour mener une guerre technologique à moyenne et longue distance.
Pour ce faire, trois armes sont décisives: les missiles à longue portée (comme les Scalp français, Storm Shadow anglais, ATACMS américains ou Taurus allemands); les canons autoportés de grande précision (comme les canons Caesar français) et les drones qui doivent être produits ou importés en masse pour saturer le ciel. Le tout, épaulé par des avions de chasse F16 promis à Kiev. Une première dizaine doit arriver à l’été 2024. Gare toutefois au véto des alliés: pas question d'utiliser ce matériel pour frapper le territoire russe. Or c'est de là que décollent les missiles et les avions de Poutine, avec leurs bombes guidées qui font tant de dégats.
Doter l’Ukraine d’un arsenal simplifié et moderne
La guerre a changé de visage ces douze derniers mois. Les drones sont devenus les rois du champ de bataille, et les avions sans pilote kamikazes ont considérablement réduit la possibilité de faire la différence, sur le terrain, avec des chars de dernière génération. La livraison à l’Ukraine de tanks allemands Léopard III, énormes blindés supposés surclasser leurs adversaires russes T72 de fabrication soviétique, s’est en plus avérée problématique car, dans de nombreux cas, ces chars estampillés OTAN étaient en mauvais état, compliquant la tâche des mécaniciens ukrainiens.
S’ajoute à ces difficultés la diversité des armes fournies à la hâte, souvent puisées par les pays d’Europe de l’Est dans leurs arsenaux hérités de l’ex-URSS. Morale de l’histoire: le pire pour une armée confrontée à une si forte pression est de devoir jongler entre les modèles de chars, de canons, de bombes et de munitions. La survie militaire de l’Ukraine, et son sursaut, passent aujourd’hui par un arsenal occidental simplifié et moderne.
L’autre levier qui peut changer la face du conflit est la formation des militaires ukrainiens à l’étranger. Or celle-ci fonctionne bien. Des pilotes sont en train d’être formés en France et au Royaume-Uni. Répétons-le: l’Ukraine ne gagnera pas si ses alliés se débarrassent de leurs anciens stocks d’armes pour les remplacer par de nouveaux équipements. Elle ne pourra repousser les Russes que si elle devient, réellement, l’une des meilleures armées européennes.
Saturer le ciel de l’Ukraine avec des drones
Les avions télécommandés sont, côté russe comme côté ukrainien, l’atout militaire qui peut faire la différence. Or Moscou peut compter, en la matière, sur le savoir-faire et l’assistance de l’Iran, producteur des drones Shahed, achetés par la Russie à des milliers d’exemplaires. Comment empêcher que Moscou prenne le dessus dans cette guerre du futur?
En équipant l’Ukraine d’engins volants similaires, et surtout de brouilleurs tactiques destinés à détruire ces avions sans pilote ou à les empêcher de nuire en coupant les communications avec leurs opérateurs. L’armée ukrainienne opère déjà une flotte de drones kamikazes low-cost et puissants, dont le fameux AQ 400 Scythe. Mais il lui faut aller plus loin et plus vite. Le Canada vient ainsi de donner 800 drones de type SkyRanger R70.
L’avantage des drones est qu’ils peuvent, en partie, s’acheter sur étagère. Et que les usines chargées de les assembler sont plus simples à construire, ou à équiper, que des usines de canons, d’obus et de munitions. En France par exemple, Emmanuel Macron a officiellement demandé le 22 janvier au groupe industriel Nexter, fabriquant du canon Caesar, de «gagner en rapidité, en volume et en innovation» pour atteindre le «mode économie de guerre». Il a fustigé la «forme d’engourdissement» qui avait gagné le secteur avant l’invasion de l’Ukraine. Le drone, solution stratégique miracle?
Adopter une loi claire sur la mobilisation
La Rada, le parlement ukrainien, doit normalement voter dans les prochaines semaines un nouveau projet de loi sur la mobilisation. C’est indispensable. Car depuis deux ans, le brouillard règne et tous les hommes mobilisables, âgés de plus de 27 ans et de moins de soixante ans, redoutent de voir débarquer chez eux un recruteur de l’armée, accompagné d’un policier. Il en va, évidemment, du remplacement des troupes combattantes, du moral général de l’armée et du soutien que la population témoigne envers ces soldats. Parmi les points les plus problématiques figurent les problèmes de soldes, souvent payées de façon incomplète, les différences de traitement entre les unités, le manque de transparence sur les profils requis à l’arrière et sur le champ de bataille, la liste des exemptions médicales.
Clarifier la question de la mobilisation, c’est aussi en finir avec le système actuel qui ne prévoit pas de date de démobilisation pour les conscrits. Aujourd’hui, les Ukrainiens qui combattent ne savent pas quand se terminera leur calvaire. L’enjeu psychologique, social et politique, est énorme. Comment combattre les Russes mobilisés de force – menacés d’être déportés voire exécutés s’ils désobéissent, ou attirés par des soldes alléchantes – sans une mobilisation à la fois plus efficace et plus juste?
Redéfinir les objectifs stratégiques
Qui peut croire que l’Ukraine reprendra par la force ses anciens territoires de l’est conquis par la Russie, et désormais rattaché à ce pays après les référendums organisés en septembre 2022 (non reconnus par la communauté internationale)? Peut-on imaginer, même si certains en rêvent et évoquent cette hypothèse à Kiev, un assaut amphibie sur la Crimée annexée, elle, par la Russie, en avril 2014? Une guerre aussi asymétrique que celle menée par Moscou en Ukraine ne peut tourner en faveur de l’agressé que si celui-ci identifie un objectif atteignable, et s’il mobilise une partie de la communauté internationale à ses côtés. Les futures contre-offensives ukrainiennes, après l’échec de celle menée en 2023, devront répondre à ces critères.
On entend dire, à Kiev, que le futur statut de la Crimée, qui contrôle en partie l’accès à la mer Noire, pourrait être négocié. On pense aussi à un statut neutre pour l’Ukraine, au sein de l’Union européenne, puisque celle-ci a accepté en décembre d’ouvrir des négociations d’adhésion avec Kiev. En résumé: la donne militaire ne sera pas seulement renversée sur le champ de bataille. L'objectif actuel de reconquête des territoires perdus va devoir être revu et corrigé.