Viktoria a une hantise. Devoir, un jour, se présenter devant ces murs recouverts de photos de combattants ukrainiens morts au combat. Devoir, au pied de la cathédrale orthodoxe Saint-Michel de Kiev, déposer au pied du cliché de son fils chéri une bougie du souvenir et une gerbe de fleurs, comme ces parents le font devant moi, dans le froid de ce dimanche 18 février.
Je les ai vus s’approcher de ce mur d’images qui glace le sang. J’ai vu la mère, Irina, indiquer à son plus jeune fils le visage d’un jeune défunt en uniforme, dans la rangée du bas, presque au bord du trottoir. Le garçonnet a posé son doigt sur la photo de celui qu’il n’aura guère connu. Puis il a pleuré. Comme sa maman qui, elle aussi, n’a pas pu retenir ses larmes.
J’avais quitté Viktoria Boiko une dizaine de minutes plus tôt. Elle venait de me montrer sur son portable, une vidéo de son fils Youri, né en 1992, aujourd’hui lieutenant sur le front d’Avdiivka, la ville industrielle que l’armée ukrainienne vient d’abandonner aux Russes pour éviter une résistance bien trop coûteuse en vies humaines. J’ai souri en regardant cette vidéo, car le jeune homme, lieutenant dans l’artillerie, ne montrait pas des destructions, des ruines ou des corps mutilés. Youri, ce week-end, s’est juste filmé en train d’effectuer un exercice recommandé de yoga pour les genoux, car sa mère souffre des articulations.
Viktoria est veuve. Elle sait que son mari, «s’il était parmi nous» serait, lui aussi, quelque part sur le front. Sa famille est frappée, dit-elle, du sceau de Maïdan, le printemps démocratique qui secoua l’Ukraine au début 2014, au point de forcer le président pro-russe Viktor Ianoukovitch à fuir à Moscou. Fatal mois de février. Du 18 au 20 février 2014, soit il y a exactement dix ans, plusieurs dizaines de jeunes manifestants tombaient sous les balles des unités fidèles à ce chef de l'État destitué deux jours plus tard, le 22 février, par un vote de la Rada, le parlement d’Ukraine.
Traqué par les drones
Viktoria ne veut pas que l’image de son fils visible sur l’écran de son portable, casque sur la tête, gilet pare-balles et fusil d’assaut en bandoulière, quelque part dans un abri de l’armée aux abords d’Avdiivka, soit diffusée et publiée. Bonnet gris de laine vissé sur ses cheveux blonds, cette mère de soldat ne nous dit pas non plus où il se trouve. «Sans doute à une trentaine de kilomètres de la ville réduite en cendres nous dit-elle. Youri doit se déplacer sans cesse avec son unité. Les drones russes traquent nos artilleurs». Cette date anniversaire de Maïdan, à la mi-février, est, pour cette mère condamnée à attendre des nouvelles chaque jour de son soldat de fils, presque plus importante que celle du 24 février 2022, le jour de l’agression russe sur l’Ukraine et de l’assaut de l’armée de Poutine sur Kiev.
Pourquoi? «Parce que tout s’est joué à Maïdan», explique-t-elle, devant les panneaux pédagogiques du musée de Kiev qui raconte, face à la place de l’Indépendance où s’agglutinaient, voici une décennie, des centaines de milliers de manifestants, cette rébellion historique. «J’étais chez moi le 18 février 2014, lorsque la nouvelle des premiers manifestants tués nous est parvenue. Ma mère, ancienne députée de l’ère soviétique, ne voulait pas que je me rende sur place. Puis d’autres camarades sont tombés le 19 et le 20 février. C’était il y a dix ans, et je comprends maintenant que c’est à ce moment que tout a basculé.»
De fait: Vladimir Poutine, alors, comprend le message des protestataires Ukrainiens. Il accuse l'Europe et les États-Unis d'avoir soudoyé l'ex-république soviétique. Puis il lance ses troupes, en uniforme banalisé, sans écusson russe, à la conquête de la Crimée.
On ne comprend pas l’imbroglio russo-ukrainien et la douleur de cette guerre atroce sans prendre en compte les racines de cette violence, sans redire la rupture que constitua, en ce mois de février 2014, la révolte d’une jeunesse ukrainienne résolue à tourner le dos à la Russie. J’ai ressenti cette douleur à la mi-journée, sous une bourrasque de neige glaciale, dans le parc Marrinsky, face à la Douma, le parlement. Roksana, trente ans et Leissa, 51 ans, venaient de déployer un drapeau ukrainien devant les plaques qui commémorent le «sacrifice» d’autres jeunes morts durant le soulèvement de Maïdan. Roksana est fleuriste. Elle est pour l’instant sans emploi. Elle sourit dans le froid, et parle soudain de son cousin envoyé lui aussi «au front».
Collecte pour les militaires
Roksana n’avait que vingt ans lors de ce printemps ukrainien qui ulcéra Vladimir Poutine et que beaucoup, à Kiev, surnomment Euromaïdan pour bien signifier qu’il s’agissait alors de rompre avec la tutelle du Kremlin. Elle sait que beaucoup, aujourd’hui encore à Kiev, continuent de voir la main des services secrets américains dans cette rébellion qui déclencha l’engrenage ayant conduit au conflit actuel avec la Russie.
Elle se blottit dans sa parka verte. Cette décennie 2014-2024 a tout changé. A commencer par sa vie personnelle: «Je passe mes journées à tricoter des chandails, même si je n’y arrive pas très bien. Je récolte des vêtements pour les militaires. Je collecte de l’argent. Nous, les femmes, on doit tenir pour ceux qui se battent.»
Youri n’est pas un membre de l’unité Tauro, dont Natalia déploie l’étendard devant moi, sur le parvis de la cathédrale Saint-Michel. Elles sont deux, derrière le stand de pâtisseries, à se prénommer Natalia. La troisième me dit se prénommer Carla. Alors que les fidèles marchent vers la messe dominicale du soir, chacune y va de son bon mot pour vendre, pour quelques dizaines de Grivnas (la monnaie locale) parts de gâteaux, bonbons et sucreries afin de financer le commando Tauro.
Opérations kamikazes
Elles m’expliquent: cette unité, spécialisée dans les drones, mène des opérations kamikazes avec des avions sans pilotes. Lesquels, de plus en plus, décident du sort de la guerre en Ukraine. Le drapeau qu’elles me montrent porte la signature du populaire général Valeri Zaloujny, relevé de ses fonctions le 8 février et remplacé par l’ancien commandant en chef de la défense de Kiev, Oleksander Syrsky. Le feutre de l’ex-patron de l’État-Major a dérapé sur le sigle Tauro. Mais telle est bien sa signature. La même que sur la photo de l’officier vue juste avant, près du parc Marrinsky, derrière le comptoir du restaurant Ink, l’un des lieux de rendez-vous prisés de l’élite de la capitale.
Viktoria est la mère d’un fils mobilisé, patriote ukrainien, qui ne veut pas mourir. «Nous sommes toutes dans la même situation», me confie-t-elle, en désignant du doigt une autre mère de combattant, désireuse, elle, de garder le silence. «Nous ne voulons pas que la Russie gagne cette guerre. Mais nous ne voulons pas perdre nos garçons. Or plus le conflit s’enlise, plus le risque d’apprendre un jour le pire augmente. Initialement, Youri devait rester mobilisé un an. Maintenant, la date de son retour est un sujet tabou. Il touche sa solde d’officier d’environ 750 euros par mois. Il a pu, avant Noël, passer quelques jours de vacances avec sa femme et moi près de Lviv (la grande ville du nord-ouest du pays, proche de la Pologne).»
Adieu la vie civile
Sauf qu’il ne parle plus de son retour à la vie civile. «Même en permission, il porte toujours une tenue kaki et camouflée. Il ne sait plus ce qu’est la vie normale, celle d’avant», sanglote presque sa mère. Youri n’a pas pu empêcher sa jeune épouse de se rapprocher de sa base opérationnelle. Celle-ci veut s'installer à Zaporijia, pour y rejoindre un groupe de femmes volontaires à se former aux soins médicaux d’urgence. La guerre est une machine infernale. Viktoria, 50 ans, est une mère ukrainienne prise dans l'engrenage. La mère d'un fils qui se bat, mais ne veut pas mourir.