«La paix mondiale a besoin de l’écosystème multilatéral de Genève. À New York, la pression américaine est très forte. En Suisse, l’ONU est plus libre, plus volontariste. Nous devons tout faire pour sauver cette Genève multilatérale qui cherche des solutions aux crises tragiques que nous traversons». À 73 ans, Jean-Pierre Raffarin met le cap sur la Suisse avec sa fondation Leaders pour la paix. L’ancien premier ministre français (sous le second mandat de Jacques Chirac, de 2002 à 2005) l’a confié en exclusivité à Blick.
Son organisation, où a siégé l’actuel secrétaire d’État américain, Antony Blinken, et dont font partie l’ancien secrétaire général de l’ONU Ban-ki Moon, l’ancien président du conseil italien Romano Prodi ou l’ex Ambassadeur de Russie en France Alexandre Orlov, va déplacer son siège international au bord du lac, après y avoir tenu son Assemblée générale du 11 au 13 mai.
L’ancienne cheffe du Département fédéral des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey ouvrira cette session genevoise. Un autre projet suivra, lui aussi basé à Genève: la création d’une «École itinérante pour la paix» en association avec plusieurs grandes universités mondiales et dont la responsabilité sera confiée à la directrice générale de la Fondation, Donia Kaouach.
Un réseau international de première place
Le souvenir politique et médiatique associé à Jean Pierre Raffarin, en Suisse, est celui de ses déclarations populaires et amusantes surnommées «raffarinades» du début des années 2000. «Mon oui est plus qu’un non au non» avait-il ainsi déclaré à la veille du référendum du 29 mai 2005 sur le projet de constitution européenne, rejeté par les Français par 54,9% des voix et resté comme une plaie ouverte de la politique hexagonale, puisqu’il a ensuite été contourné par le parlement sous Sarkozy.
«Si on met la voiture France à l’envers, nous n’aurons plus la capacité de rebondir» avait aussi asséné ce fan assumé de Johnny Hallyday. Mais attention: derrière la faconde du giscardien de toujours, longtemps élu en Poitou-Charentes, se cache un réseau international de premier plan.
Leaders pour la paix a ainsi travaillé en coulisses pour aider au rétablissement du dialogue politique en Libye. Idem en Colombie. Dans la cité de Calvin, la fondatrice de L’appel de Genève Elizabeth Decrey-Warner – qui vient de publier ses mémoires sous le titre «Une femme sur les terres des rebelles» – a servi de lien: «Nous pouvons encore éviter le pire, à savoir la perte de substance de l’ONU alors que la «planétisation» des enjeux économiques, démographiques, écologiques ou migratoires exige des agences onusiennes fortes, capables d’agir», poursuit l’ancien Premier ministre.
«Nous ne pouvons pas ignorer la Chine»
Comme toutes les fondations actives sur le plan international, Leaders pour la paix ne sort pas indemne de l’aggravation des tensions engendrée par la guerre en Ukraine. «Nous avons choisi Genève car les esprits y sont ouverts. La communauté internationale y existe encore. On peut encore se parler» analyse celui qui achève ces jours-ci sa mission de soutien aux entreprises françaises en Chine, un mandat que lui avait donné Emmanuel Macron durant son quinquennat.
La Chine? Cet ancien chef du gouvernement y a multiplié les voyages et a souvent été accusé d’être complaisant avec le pouvoir communiste, au point d’être considéré comme un «panda kisser» (un embrasseur de Panda) acquis au régime totalitaire de Xi Jinping. Lui s’en défend. «Je n'ai jamais été et je ne serai jamais communiste. Depuis quinze ans, j'ai accompagné le développement de plus de 10'000 entreprises en Chine». Qu'ajouter à l’heure de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine ? «Nous attendons de la Chine qu'elle use de son influence pour obtenir rapidement un cessez-le-feu explique-t-il à Blick. Je ne suis pas naïf: la Chine défend ses intérêts, mais il nous faut absolument continuer de parler avec tous. C'est cela la mission de la diplomatie pour la paix.»
Mais comment lire les intentions actuelles de Pékin? «Je suis moi-même un peu déboussolé admet-il. Je comprends mal son actuelle stratégie anti-Covid. La politique chinoise perd en lisibilité. Le verrouillage des grandes métropoles va impacter la croissance mondiale. Il faut donc impérativement se préoccuper des tensions sino-américaines».
«La guerre en Ukraine est un piège»
Jean-Pierre Raffarin l’avoue. Le choix de la Suisse neutre et non membre de l’Union européenne se justifie aussi par la nécessité, pour sa fondation, de conserver une marge de manœuvre: «L'avenir de l’Europe dépend aussi de la Russie. Sans coopération avec la Russie, la sécurité à l’est de l’Europe ne sera pas assurée. Or nous en avons besoin. La guerre en Ukraine est un piège qui peut paralyser notre devenir.»
Car l’ONU est également un baromètre: «Analysez les votes onusiens et regardez le nombre des pays qui s’abstiennent de condamner la Russie. Il y a la Chine, l’Inde, de nombreux pays africains. Ce message ambigu est extrêmement préoccupant pour nos démocraties européennes, au moment où les Etats-Unis abandonnent la «doctrine Kissinger» et mettent «dans le même seau» Pékin et Moscou. Washington prend le risque énorme de sceller une alliance entre ces deux puissances. La Russie est la cible militaire des Américains. La Chine leur cible économique. Et pendant ce temps là, ils souhaitent vendre du gaz de schiste au monde entier…»
Tous ces sujets seront-ils évoqués du 11 au 13 mai à Genève? «Oui» répond l’ancien premier ministre français, selon lequel l’Union européenne doit tirer les bonnes leçons de la tragédie ukrainienne. Le 9 Mai, Emmanuel Macron prononcera un discours au parlement européen de Strasbourg. «Les États-Unis prennent de facto nos intérêts en otage. Nous sommes alliés. Nous sommes dans le même camp politique. Mais l'on ne doit pas accepter d’être pris en tenaille à propos de l’Ukraine.» À bon entendeur…