Il suffit parfois d’imprimer la légende. Surtout quand cette légende dit un pays qui refuse de plier et qui, toujours, garde l’espoir. Pourquoi avoir choisi de descendre de Paris à Saint-Étienne pour raconter «une autre France» ? La réponse est là, ce samedi soir d’avril. Sur la pelouse du «Chaudron», le surnom du stade Geoffroy-Guichard, les joueurs de l’ASSE affrontent ceux de Guinguamp. Les rochers du Forez contre le granit de la Bretagne. Le tempérament d’une ville se mesure aussi à ça: à cette capacité à encaisser les chocs et à se retrouver, unie, pour repartir à l’assaut de l’avenir.
Venez, vous aussi, assister à un match de Ligue 2, dans ce stade qu’enflammèrent jadis les dribbles de première division de Rocheteau, les arrêts de Curkovic, les accélérations de Piazza, les coups francs de Platini ou de Larqué. Vous avez dit «boomer» ? Vous avez raison. Saint-Etienne, c’est comme «Une vie française», le roman de Jean-Paul Dubois (Ed. de l'Olivier) qui raconte la France comme si c’était une femme à la recherche de son éternelle passion. Ce pays-là a plus que du tempérament. Il a la foi. En sa population. En ses ressources. Et en ses joueurs.
La légende dit l’impossible
Une légende n’est jamais trompeuse. Elle tord les faits. Elle dit l’impossible. Mais elle a ses racines plantées dans la réalité.
Prenez l’Association sportive de Saint-Etienne, l’ASSE. A l’origine, le club est celui de Casino, le distributeur agroalimentaire né dans la ville, où il conserve son siège social. Aujourd’hui, en 2023, Casino est en crise, étranglé par une dette d’environ 6,5 milliards d’euros. Là aussi, le parallèle entre la France et Saint-Étienne est pertinent. Il était une fois «la société des Magasins du Casino et Établissements économiques d’alimentation.»
Nous sommes en 1898. Geoffroy Guichard est un épicier stéphanois qui voit grand. Il a compris que, dans la France de la Troisième République, sa ville peut devenir porteuse d’un nouveau type de modèle commercial. La France, on l’oublie, n’a pas toujours été ce pays où tout le monde se tourne vers l’État pour tout régler, cette République verrouillée par Paris.
Geoffroy Guichard est le Gustave Eiffel de l’alimentation. A Saint-Étienne, il imagine ce que sera demain la grande distribution. Sa couleur fétiche est le vert. Depuis, elle n’a jamais quitté la ville. Au rez-de-chaussée du stade, les caleçons de l’ASSE en vente aux supporters sont tous de couleur verte.
Et voilà que débarque, au Panthéon stéphanois, une équipe de rêve pour ces années qui furent, en France, celles la modernité, du progrès, et de la réussite industrielle.
Retour sur ces années 1970. Jusque-là, Saint-Étienne a été ouvrière. La ville a vécu de ses mines, de sa manufacture d’armes, de son industrie de la rubanerie. Elle a jalousé Lyon, cette impériale voisine, si bourgeoise entre Rhône et Saône. Mais les années Giscard sont passées par là. Valéry Giscard d'Estaing, ministre des finances et modernisateur dans l’âme, est issu d’une famille auvergnate. Il sait pouvoir compter, à Saint-Étienne, sur le soutien du maire centriste, Michel Durafour. Les deux hommes sont épris de progrès, d’innovation et de cohésion sociale.
Coté football, les années cinquante et soixante furent celles du stade de Reims, dans la riche Champagne. Or voici que le vent des buts marqués souffle sur les collines qui entourent «Sainté». Une équipe mythique se forme autour de l’entraîneur Robert Herbin, tignasse rousse et tempérament taiseux comme un autre stéphanois, Aimé Jacquet, le coach de l’équipe de France championne du monde en 1998.
La fameuse finale Saint-Étienne-Bayern de 1976
L’horloge sportive de Saint-Etienne s’est arrêtée le 12 mai 1976 à Glasgow. Ce jour-là, en Écosse, Jean-Michel Larqué et les siens tombent en finale de la Coupe d’Europe des clubs, champions face au Bayern Munich. 1-0. Les poteaux carrés des buts, disent les Français, expliquent en partie cette défaite. Mais quel souvenir.
Michel y était. Il est venu avec moi au stade Geoffroy-Guichard pour voir les Verts jouer contre Guingamp. Il crie à tue-tête. Il s’en prend à l’arbitre. Une ville meurt quand elle ne se bat plus. «Jamais Saint-Étienne n’abdiquera. On est une leçon pour la France» dit-il. La morale d’un reportage à Saint-Étienne est en effet que cette ville, née des entrailles de la terre et de la houille, se battra toujours. Son héros Dominique Rocheteau, l’ange vert des années 70, est toujours dans les esprits. Comment oublier qu’en quart de finale, pour cette coupe d’Europe, l’ASSE se qualifia contre le Dynamo de Kiev, alors meilleur club de l’ex-URSS? Kiev, aujourd’hui capitale martyrisée par la Russie de Vladimir Poutine.
La légende de Rocco, le pizzaïolo mafieux
Saint-Étienne est une légende qui aime les légendes. Surtout lorsqu’elles sont vraies. La dernière en date est celle de Rocco, le sympathique pizzaïolo qui se faisait appeler ici Edgardo Greco. L’homme, cuisinier hors pair, avait même posé pour le quotidien régional «Le Progrès» (édition de Saint-Etienne), vantant, selon «Le Monde», sa «cuisine italienne élaborée uniquement avec du frais et du fait maison». Erreur fatale.
Qui dit photo dit recoupement, réseaux sociaux, alerte et remontée d’informations. Depuis 2006, pour la justice italienne, Edgardo le pizzaïolo était l’un de ces «super fugitifs» recherchés pour leur appartenance à la Ndrangheta, la mafia de Calabre. Le 1er février 2023, une opération surprise des policiers d’élite français et italiens l’a cueilli au petit matin. Tir au but! Le cuistot de «Sainté» a vu son passé criminel subitement remonter à la surface.
«La gauche a commencé à prendre l’eau à partir du moment où le monde ouvrier a disparu», aime répéter sur scène le chanteur Bernard Lavilliers, Stéphanois de souche dont l’un des refrains les plus connus, celui de «San Salvador», ressemble à une ode à sa ville: «Va voir la femme/Qui sait lire dans les yeux du sort/Elle te dira des mots très forts/Comme les tambours/Qui dansent sur la terre des morts». A moins de reprendre, simplement, les paroles de la chanson qu'il a consacré à «Sainté»: «On n'est pas d'un pays mais on est d'une ville/Ou la rue artérielle limite le décor/Les cheminées d'usine hululent à la mort».
Au stade Geoffroy-Guichard, les supporters, eux, ont choisi l'optimisme. Il tient en un raccourci qui, à chaque début de match et à chaque but, tétanise leurs adversaires: «Qui c’est les plus forts ? Évidemment, c’est les Verts!»