Comment va la France? Pour tenter de répondre à cette épineuse question, notre voisin a souvent la tentation de se regarder le nombril. La démarche du correspondant de Blick à Paris Richard Werly et de son confrère François d’Alançon, auteurs du «Bal des Illusions – ce que la France croît, ce que le monde voit» (Ed. Grasset), est un vrai bol d’air frais. Car la réponse, les deux reporters l’ont cherchée dans le monde entier, de Washington à São Paulo en passant par New Delhi. Dans les yeux des experts étrangers.
Qu’attend-on (encore) de la France? Quel rôle devrait-elle se donner? En a-t-elle seulement les moyens? Des pistes de réflexion passionnantes se trouvent dans cet essai que Richard Werly complète ici par son éclairage personnel, fruit de sa connaissance pointue de la France et de ses récentes recherches.
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Richard, le postulat de ton dernier livre enquête, c’est que la France a perdu en influence. Pour qu’on comprenne bien de quoi on parle, commence par nous dire à quelle époque la France était à l’apogée de sa «puissance» et quelle influence elle exerçait. De quoi est-on nostalgique, en fait?
Un seul nom pour tout résumer: De Gaulle. Bien sûr, la France, notre grand voisin, a connu d’autres périodes d’apogée de sa puissance. On pense à Louis XIV, à Napoléon 1er ou à Napoléon III. Lequel, on le sait peu, avait grandi en Suisse, en Thurgovie. Mais c’est De Gaulle qui a façonné l’imaginaire de la France contemporaine. De Gaulle, c’est la résistance au nazisme, l’indépendance proclamée vis-à-vis de l’allié américain, la prospérité des années Pompidou, la bombe nucléaire et une forme de non-alignement alors bien perçue par les pays du sud. Cette France-là, beaucoup de Français rêvent de la voir revenir. Comme si le pays, en 2024, en avait les moyens. Comme si le monde n’avait pas changé.
Cette perte d’influence, elle est économique? Politique?
La France a subi trois chocs dont elle arrive d’autant moins à se remettre que les répliques se poursuivent et font des dégâts, comme on dit après les tremblements de terre. Premier choc: son économie a perdu sa puissance d’antan. C’est le résultat de la fameuse désindustrialisation que la prospérité du secteur du luxe ne parviendra jamais à compenser. Un choc aggravé, vu de Suisse, par la propension de l’État français à dépenser toujours plus et à s’endetter. Second choc: l’éclatement du monde. La France n’est plus en mesure d’incarner une sorte de troisième voie, alors que des géants comme la Chine ou l’Inde imposent leur agenda. Troisième choc: le pays ne va pas bien sur le plan politique et social. Aujourd’hui, la France entre en ébullition ou en crise presque tous les ans. Ce n’est pas simple, dans ces conditions, d’être respecté et d'apparaître crédible.
Qu’a perdu la France, concrètement?
Elle a perdu en partie sa capacité à répondre aux envies qu’elle suscite. C’est un paradoxe absolu, terrible, qui alimente le pessimisme des Français. Leur pays est envié. La France fait envie. Mais elle n’a plus les moyens économiques, militaires, diplomatiques, de faire la différence. Alors bien sûr, il y a l’Union européenne. Or là aussi, tout a changé. L’Europe d’aujourd’hui n’est plus française. La France reste motrice aux côtés de l’Allemagne. Mais elle n’est plus aux commandes de ce paquebot européen. Ce qu’a perdu la France? Sa capacité à étonner en bien, à surprendre, à impressionner. Depuis le «non» de Chirac à la guerre américaine en Irak, en 2003, la France est devenue beaucoup plus suiviste. Et lorsqu’elle essaie d’être pionnière, comme l'a fait Macron en évoquant le possible envoi de troupes au sol en Ukraine, elle se retrouve vite isolée.
Comment expliques-tu ce déclin?
Par un refus têtu de trancher, et de s’adapter au monde tel qu’il est. Par une conviction très française que le «bricolage» et «l'ingéniosité» française parviendront toujours à remplacer la puissance. Et par les changements survenus dans le monde. Point 1: la France veut continuer de tout faire, d’être une puissance présente partout, sur tous les continents et les océans. C’est possible. Mais présence ne veut pas dire puissance. Un ou deux navires français en Asie-Pacifique ne changeront rien. Son armée est une belle machine, mais vu des Etats-Unis ou de Chine, c'est une armée «bonzaï». Point 2: les dirigeants français pensent toujours qu’ils vont y arriver, à la fin, en «bricolant». C’est un peu le fameux «On n’a pas de pétrole mais on a des idées». Sauf que les idées ne remplacent pas tout. Surtout si elles ne sont pas partagées. Point 3: le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui d’hier. Regardez l’ex-Françafrique, le Sahel etc... Dans ses anciennes colonies, la France donne l'impression de n'avoir plus de leviers.
La France est membre de l’Union européenne, donc une parmi d’autres. N’est-ce pas logique que son influence se soit en quelque sorte diluée?
Logique, sans doute. Mais il y a une maldonne européenne pour la France, entretenue par Emmanuel Macron. Ce jeune président très proeuropéen défend l’idée d’une «Europe puissance» et d’une souveraineté européenne. Sauf qu’il ne dit jamais aux Français ce que cela signifie concrètement pour eux. En clair: il ne dit pas à ses concitoyens que plus la France mise sur l’Union européenne, plus elle doit accepter de compromis avec ses 27 partenaires, et moins elle peut agir seule, en tête, sans en référer aux autres. C’est là que le bât blesse. Au fond, Macron rêve d’une Europe à la française. Or, elle est aujourd’hui hors de portée. Même l’Europe franco-allemande est en piteux état. Alors…
Le sous-titre de l’enquête que tu as réalisée avec François d’Alançon laisse entendre que la France serait aveugle sur son déclin. Est-ce correct? Que croit la France?
D’abord une précision. Nous parlons de la France dans le livre en effet, mais nous décrivons surtout l’état d’esprit et la manière de fonctionner de la classe dirigeante française. C’est cette France-là, celle de la haute administration, qui entretient le mythe de la puissance alors que les faits lui donnent tort. Beaucoup de Français, eux, surtout ceux qui voyagent et vivent à l’étranger, y compris en Suisse, voient bien que la réalité est différente. Ils sont lucides. Tout comme les chefs d'entreprise français. L’aveuglement, c’est celui d’une classe dirigeante qui ne veut pas accepter le déclassement. Un déclassement qui n’est pas fatal, mais qui est réel. Cette élite espère, comme on le dit en Suisse sur le ton de la plaisanterie «continuer de voyager en première classe avec un billet de seconde».
Chaque pays a d’une certaine manière sa «raison d’être» sur la scène internationale. Même si c’est un peu réducteur et pas (ou plus) forcément exact, les États-Unis sont le gendarme du monde, la Suisse essaie d’en être la pacificatrice par les bons offices. C’est quoi le rôle de la France?
Sur le plan politique, c’est d’incarner la différence. D’être capable de dire «non» quand tous ses alliés disent «oui», à commencer par les États-Unis. C’est un peu réducteur, mais c’est cette France-là qui fait envie partout dans le monde. Pour le reste, la France conserve une capacité de séduction sans pareil. C’est un aimant. Elle attire. Ses débats intellectuels, son art de vivre, ses paysages, sa cuisine.... La France danse le «Bal des illusions». Mais beaucoup ont encore envie de danser avec elle.
La France compte un peu moins, mais elle compte tout de même. Quel rôle joue-t-elle très concrètement dans l’ordre mondial actuel?
Est-on sûr que la France compte «tout de même»? Oui, si l’on considère qu’un pays membre permanent du Conseil de sécurité et doté de l’arme nucléaire compte plus que les autres. Et au-delà? Quels sont les théâtres internationaux sur lesquels la France peut faire la différence? Où est-ce qu’on l’attend? Emmanuel Macron, dont l’image internationale reste plutôt bonne, a bien compris cette difficulté lorsqu’il affirme que son pays est aujourd’hui une «puissance partenariale», qu’elle doit faire avec d’autres. Cela s’est avéré très efficace pour les accords de Paris sur le climat en 2015. Disons que la France, pour prendre une image d’athlétisme avant les Jeux Olympiques de Paris cet été, est un très bon coureur de relais. Elle peut encore gagner des courses, mais seulement si elle réunit autour d’elle une équipe de bons relayeurs.
Une France un peu moins puissante, en quoi est-ce un enjeu? On fait un peu moins «cocorico» chez nos voisins, et alors?
Bonne question. Et alors? Le problème n’est pas tant la perte d’influence et de puissance de la France que les conséquences de ces changements pour les Français et pour ceux qui les dirigent. La pilule ne passe pas. Notre grand voisin a besoin de «cocorico». Ses dirigeants aussi. S’affirmer comme une «puissance partenariale», c’est une chose. Mais l’être vraiment, c’en est une autre. Est-ce «partenarial» que de prendre seul des initiatives, ou faire des déclarations intempestives sur l’envoi possible de troupes au sol, comme Emmanuel Macron le fait sur l’Ukraine? C’est ce décalage qui fait mal à la puissance française et à sa crédibilité.
Quand Emmanuel Macron bombe le torse face à la Russie, qu’il balance publiquement des punchlines dans les médias et des uppercuts sur un ring de boxe, c’est donc ça qui se joue: des tentatives de montrer que la France est toujours là?
C’est mon interprétation et celle de la plupart des correspondants étrangers en poste à Paris. Macron veut faire oublier qu’il a d’abord tout fait pour maintenir le dialogue avec Vladimir Poutine, et qu’il a fâcheusement tardé à comprendre que le président russe l’ignorait. Il faut bien voir que le système politique français, hyperprésidentiel, favorise cette dérive ou ces aveuglements. En France, tout remonte plus ou moins au chef de l’État. Et si celui-ci fait une erreur d’analyse, ou cherche à tout prix à briller, c’est l’image du pays qui en paie le prix.
Bomber le torse ainsi, c'est génial, maladroit… ou ringard?
Peut-être qu’on pourrait dire «puéril». Emmanuel Macron est obsédé par l’idée de laisser son empreinte sur le pays et sur l’histoire. Il réforme à la hussarde, aux forceps. Il brusque la société française et son administration. Il va dans une direction, puis dans une autre. Il faut, encore une fois, reconnaître à ce président une lucidité sur l’état de la France. C’est ce que les étrangers aiment en lui. Il faut aussi admettre qu’il représente plutôt bien la France à l’étranger. On l’a vu lors de sa visite en Suisse, très réussie, en novembre 2023. Sauf que le théâtre présidentiel a ses limites.
Quelle est pour toi la figure politique de la Ve République qui a le plus fait rayonner la France?
Il y a bien sûr De Gaulle, comme je l’ai expliqué au début de cet entretien. Puis Mitterrand, parce qu’il a su constituer un formidable tandem européen avec Helmut Kohl, complété par l’efficacité de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne. On pense au rayonnement que le «Non» de Jacques Chirac à la guerre américaine en Irak, là aussi aux côtés du chancelier Schröder, a eu dans le monde. Et depuis? Le problème est que la réponse à cette question est paralysante. Faire toujours référence à De Gaulle, c’est placer la France dans un piège permanent qui se referme sur elle. On l’a bien vu lorsque François Hollande a tenté d’imposer l’idée d’un «président normal». Le pays et les Français ne l’acceptent pas. D’où le gros problème aujourd’hui: lorsqu’on parle de rayonnement, la France regarde derrière. Vers son passé. Alors qu’elle devrait être obnubilée par une seule préoccupation: comment rayonner à l’avenir.
A lire: «Le bal des illusions» de Richard Werly et François d'Alançon (Ed. Grasset)
Richard Werly sera ce dimanche 21 avril à 16 heures à Lausanne, au festival Histoire et Cité (Palais de Rumine). Débat: Les médias et la rue.