Ils rêvent d’un nouveau mai 1968, ce «printemps» qui faillit déboulonner le général de Gaulle. Ils font sans cesse référence aux grèves hivernales de 1995 contre la réforme de la sécurité sociale menée par Alain Juppé. Ils se drapent dans la tradition révolutionnaire de 1789. Ils évoquent les premiers congés payés «arrachés» au patronat par le Front populaire, en 1936.
Ils parlent du modèle social français construit à la libération, juste après le chaos de la Seconde guerre mondiale. Bienvenue en France, où le «grand blocage» du pays annoncé par les syndicats à partir de ce mardi 7 mars réveille de nombreux souvenirs. De Gaulle considérait les étudiants en colère comme de la «chienlit». Les manifestants opposés à la réforme des retraites se voient, eux, comme les héritiers des contestataires qui ont fabriqué la République!
La fabrique sociale? Dans la rue
La France s’est faite dans la rue, par les grèves? Ce n’est pas faux. Prenez, par exemple, un manuel scolaire d’histoire et ouvrez-le. Voici ce qu’apprennent les écoliers et les lycéens français. On leur enseigne que le fameux modèle social, reconstruit à partir de 1945, n’est pas seulement le fruit du Conseil national de la résistance et des leçons terribles de la guerre. Il est aussi le produit des grandes grèves de 1947, menées par l’omniprésent Parti communiste, et combattues alors par un président du conseil – le nom du Premier ministre sous la IVe République: le socialiste Paul Ramadier.
Remontez quelques décennies plus tôt: qui a défendu Paris contre l’envahisseur allemand après la défaite de Napoléon III face à l’armée de Bismarck, à Sedan? Les «communards» de 1871, ces révoltés qui rêvaient d’une France ouvrière et laborieuse contre le gouvernement de l’époque, retranché à Versailles. Et il y a, bien sûr, le souvenir du Front Populaire de 1936. La gauche accédait enfin au pouvoir en France. Le Parti communiste, aligné sur l’URSS de Staline, contrôlait d’une main de fer le syndicat CGT, les cheminots de la SNCF et les travailleurs de Renault et Peugeot. Résultat? Des manifestations massives et la récompense suprême, l’instauration des premiers congés payés!
Vu de l’étranger, tout cela semble appartenir au passé. Mais pas en France! Jamais le conflit social n’a été aussi moderne. Et tant pis si cela apparaît contradictoire, après la victoire à deux reprises d’un jeune président de la République nommé Emmanuel Macron, qui n’a jamais caché sa volonté de moderniser le pays pour l’adapter à la mondialisation libérale.
Cette contradiction, d’ailleurs, n’en est pas vraiment une. Prenez mai 1968: à l’époque, la jeunesse universitaire est dans la rue. Elle brûle des voitures au quartier Latin. Elle occupe le théâtre de l’Odéon. Elle récite le petit livre rouge de Mao Zedong. Son slogan jure qu’il est «interdit d’interdire». La révolution gronde. Or, le 30 mai 1968, tout se renverse: les gaullistes envahissent les Champs-Élysées. Le Général l’emporte sur la fameuse «chienlit». L’Assemblée nationale est dissoute et ses partisans laminent leurs adversaires dans les urnes. Sauf que tout cela coûtera son poste, in fine, à l’ancien chef de la France libre. En 1969, De Gaulle ose le référendum sur la réforme du Sénat. Il est battu. Les Français l’ont éjecté. Et tout a commencé dans la rue…
En France, le tabou du blocage n’existe pas. C’est comme ça. Empêcher les autres (les entreprises, les travailleurs, bref, la majorité de la population) de vivre leur vie normale n’est pas tabou. Au contraire. C’est la lutte qui l’emporte et même les héros de la République s’y sont cassé les dents. Savez-vous que le «Tigre», alias Georges Clemenceau, vainqueur de la Première guerre mondiale, fit durement réprimer la révolte des viticulteurs du midi de la France en juin 1907? Aujourd’hui, Emmanuel Macron est détesté – il suffit de surfer sur les réseaux sociaux – par une partie de la population. Mais que dire de Clemenceau! Il était haï. Puis il est revenu comme le sauveur du pays!
La retraite, une dynamite sociale française
Et la retraite dans tout ça? C’est simple. Elle est une dynamite sociale française. En 1953 déjà, l’été est celui de la colère. Les fonctionnaires refusent de travailler plus longtemps. Ils bloquent le pays. Beaucoup plus près de nous, en 1995, le gouvernement d’Alain Juppé plonge le pays dans le chaos avec sa volonté de réformer la sécurité sociale, déjà pour qu’elle pèse moins lourd sur les finances publiques. Juppé tiendra bon. Sa réforme sera amputée, mais adoptée. Elle lui sera cependant fatale sur le plan politique. Le meilleur disciple du président Jacques Chirac (élu en mai 1995 sur le thème de la fracture sociale) ne s’est jamais remis d’avoir juré «être droit dans ses bottes» face au pays révolté.
Les grèves, la paralysie, la chienlit, la révolte. Rangez votre vocabulaire dans les placards de l’histoire. Il peut servir pour illustrer la situation actuelle du pays. Mais ces mots ont, pour beaucoup de Français, une connotation positive. Ils disent la France qui a dit «Non». Qu’importe le prix à payer pour la société. Qu’importent les dépenses sociales record, qui flirtent avec les 35% du Produit intérieur brut annuel. Les Français pensent qu’ils font l’histoire lorsqu’ils bloquent tout. Et, au vu du passé, ils n’ont peut-être pas complètement tort.
Richard Werly décrypte la France en colère: