Je vais vous raconter l’histoire d’un piéton parisien pris dans le piège de l’Olympie. Un piège, ces Jeux olympiques? Je vous entends déjà me dire que j’exagère. Un grincheux. Un coléreux. Un journaliste coupable de ne pas être ébloui par la plus importante compétition sportive mondiale. Voilà ce que je suis! Et bien vous vous trompez!
J’ai juste décidé de faire ce que les habitants de la capitale française, ces jours-ci, vivent au quotidien s’ils habitent ou travaillent entre le pont d’Austerlitz et le Trocadéro. J’ai longé la Seine au milieu des grillages. J’ai dû sortir trois fois mon QR code sur mon portable à la batterie chancelante. J’ai échangé avec une dizaine de commerçants, cafetiers et restaurateurs. Et dans cette avalanche de contraintes et de contrôles, il n’y a que Françoise, une enseignante septuagénaire à la retraite, qui m’a remonté le moral.
J’ai commencé place de la Bastille. Tout un symbole. Il paraît en effet que Thomas Jolly, le talentueux metteur en scène chargé de la cérémonie d’ouverture des JO vendredi soir, a puisé en abondance dans l’histoire tricolore pour ses «tableaux». C’est Emmanuel Macron qui l’a dit mardi soir à la télévision, lors d’un échange avec les journalistes au pied de la tour Eiffel.
Car tout ce bazar, j’oubliais, est dû à cette initiative inédite dans l’histoire des Jeux modernes: une cérémonie d’ouverture conçue dans la ville, au cœur de l’une des destinations touristiques les plus prisées au monde. Oubliée, l’étroitesse des stades, même magnifiques et juste inaugurés, comme à Pékin en 2008! Paris, présumé la plus belle ville du monde, veut vous impressionner. Mais pour ça, croyez-moi, il vaudra mieux rester devant votre écran. Sauf si, bien sûr, vous êtes accrédité ou invité.
En temps normal…
Me voici sur le Boulevard Henri-IV. A cette époque, en temps normal, les quais de la Seine accueillent sans retenue les vacanciers et les touristes pour l’opération «Paris Plage». Les affiches urbaines, d’ailleurs, vantent toujours cette opération qui débutera dans quelques jours. Car pour le moment, Paris ressemble plus à un entrepôt de travaux publics qu’à une capitale en fête. Des manutentionnaires débarquent sous mes yeux de deux énormes camions, une noria de toilettes en plastique. Les cabines sont vertes. Les urinoirs sont gris.
Je vous les décris parce que la télé ne les montrera peut-être pas lorsque les 450'000 spectateurs attendus vendredi s’agglutineront sur les rares morceaux de quais encore ouverts à tous ceux qui n’ont pas de billet en poche. Les péniches sur lesquelles danseront les délégations d’athlètes, ainsi que celles réservées aux stars attendues comme Céline Dion, Lady Gaga ou Aya Nakamura, ne sont pas visibles. Elles sont testées de nuit. On sait juste que le piano de Lady Gaga a été installé sous un pont, comme en lévitation. Ça promet.
Au Réveil Bastille
J’ai rendez-vous avec Pierre, le manager du «Réveil Bastille». L’intéressé est aussi l’un des responsables de la fédération des cafetiers parisiens. Il rigole. Jaune. Sa terrasse est vide. Les vélos longent les tables et toisent les rares clients. Paris barricadé est un royaume où les deux-roues sans moteurs sont les maîtres. Tous les autres en sont exclus. Pas de voitures, pas de scooters, pas de motos. Même les taxis sont bannis, et les bus des transports en commun aussi. «De toute façon, c'est ça la France, explique-t-il. La folie des grandeurs que les gens ordinaires paient cash. Je ne suis pas contre cette cérémonie, mais pourquoi nous l'avoir imposé sans la moindre consultation. On a voté? Non. On s'est prononcé? Non.»
Pierre est énervé. Ses clients ont fui. Ses habitués restent chez eux, plutôt que de s’aventurer sur la terrasse entourée de gendarmes mobiles. Ceux-là viennent de Bretagne. Ils font d’habitude face aux paysans en colère. Alors, Paris? «On nous a posés là et on y restera jusqu’à la fin des Jeux répond une jeune gendarme. Tous logent à l’est, près du Bois de Vincennes, sur la pelouse de Reuilly transformée en camp militaire et policier. 15'000 lits de camp. Des tentes. Trois réfectoires. La capitale est sur les dents. Imaginez qu’un drone se jette, en piqué, sur l’une des péniches de la cérémonie, ou qu’un détraqué tente de forcer les barrières de grillage.
Coureurs cyclistes
Je suis assis en terrasse sur le Boulevard Saint-Germain et des coureurs cyclistes, à l’entraînement, avant les épreuves olympiques, me passent devant, précédés par des motards. Paris n’est plus Paris que pour les séries télévisées ou les caméras des télévisions étrangères. Ici, rien ne ressemble plus à la ville dans laquelle nous vivons. Chacun est perdu. On se demande où franchir la Seine. Tous les ponts sont fermés et recouverts d'estrades. Les bistrotiers ferment à vingt heures, faute de clients. Les magasins ressemblent à des vitrines témoins. Les Jeux ont vidé Paris de leur substance. Le Paris populaire est prié de rester dans ses quartiers, là où les Jeux ne l’atteindront pas trop. Le Paris chic et vieillot du XVIe est à des années-lumière. Les riverains de la Seine font, paraît-il, payer à prix d’or une chaise sur leur terrasse pour la nuit de vendredi. Tout va bien. Paris est aux arrêts.
Grand-messe olympique
Il faut du courage pour fantasmer la Seine et se dire que, pour l’ouverture des JO, tout sera différent. Il faut de l’imagination pour croire que la liesse va s’emparer de cette ville cadenassée, surveillée par près de 40'000 policiers.
Pour le moment, je vais rester assis. J’ai décidé d’y croire. Je savais que Paris était une fête. J’ai juste un peu de peine à croire que, derrière ces grillages qui me barrent la vue, la grand-messe olympique nous fera tous chavirer. Sans mauvais jeux de mots…