Larissa, 34 ans, est originaire d’une ville du sud de la Russie. En ce moment, elle a du mal à entretenir des discussions sereines avec sa famille. Son père, sa mère, ses oncles et ses tantes, tous soutiennent la politique du président Vladimir Poutine. Même sa babouchka, sa grand-mère, s’est rangée derrière celui que tout le monde en-dehors des frontières de la Fédération russe montre désormais du doigt. «Elle se dit certes désolée pour le peuple ukrainien, mais elle ne manque jamais de rappeler que selon elle, ce sont surtout leurs soldats qui tirent sur les gens», raconte Larissa à Blick.
Selon la grand-mère de la jeune trentenaire, l’Armée rouge n’a pas fini son travail en Ukraine pendant la Seconde guerre mondiale, c'est à dire qu'elle n'a pas exterminé tous les nazis en Ukraine. Résultat: il faut y retourner pour terminer le travail. La vieille dame fait partie de cette génération qui s’informe uniquement par la télévision d’État, qui ne diffuse que des informations allant dans le sens de Poutine.
La famille de Larissa n’est de loin pas la seule à défendre la position du président russe. Nous nous sommes entretenu avec plusieurs ressortissants russes afin de comprendre pourquoi ils restent attachés à la version officielle de leur pays.
Des retraites sûres qui ont tout changé
Pour beaucoup, le président Vladimir Poutine incarne l’essor du début du nouveau millénaire: la croissance économique mondiale a fait grimper les prix des matières premières, ce qui a généré de l’emploi en Russie, grand exportateur de pétrole, de gaz, de minéraux. Le marché des devises au beau fixe a permis au chef de l’État russe de faire le bonheur des seniors avec des retraites assurées.
Il n’en fallait pas plus pour oublier la décennie tourmentée après la chute de l'URSS en 1991. Des crises financières et politiques majeures secouèrent le pays déjà humilié par la confrontation perdue avec l'Occident, symbolisée par la chute du Mur de Berlin en 1989 et la fin du système soviétique. Par ailleurs, le président russe Boris Eltsine a échoué à incarner le pouvoir et son mandat (de 1991 à 1999) a été entaché de scandales de corruption et sa réputation ternie par son alcoolisme. Pour le peuple, Vladimir Poutine est l'homme providentiel qui a redressé le pays et amené de la prospérité en Russie.
Une architecture au goût de Moscou à Grozny
Boris Elstine a par ailleurs ajouté à l'humiliation de la fin de la Guerre froide celle de la défaite en Tchétchénie de 1996. Alors qu'il avait assuré l’autonomie de cette région du Caucase, les troupes russes essuient un camouflet douloureux lors d'une première guerre. Il incombe alors au Premier ministre, fraichement élu et en pleine ascension, Vladimir Poutine, d’effacer cette humiliation collective: La Tchétchénie doit tomber. Lors de la seconde guerre, il emploie les grands moyens pour venir à bout de la résistance tchétchène. Grozny, la capitale, a été rasée à l’image des villes syriennes d'Alep ou de Homs. Comme une répétition de ce qui devait se produire, en hiver 2022, à Marioupol...
Gonzy est aujourd’hui un lieu à l’image de Moscou. Des gratte-ciel s'élèvent un peu partout, flanqués de bâtiments au style classique, sans oublier le palais présidentiel érigé avec tout le faste de la Rome antique. Des portraits de Poutine et de ses pantins Kadyrov (père et fils) sont affichés un peu partout dan sla ville, comme pour rappeler à ceux qui auraient oublié à qui ils doivent cette nouvelle architecture.
C’est ainsi qu’il faut se représenter la vision du Kremlin d’une Kiev, d’une Odessa ou d’une Lviv vaincues: un lieu sans histoire, une façade pour les fantasmes de grande puissance du président Poutine.
Quand les policiers posaient encore avec les supporters
Mais nous ne parlerons pas de crimes de guerre, d'effacement culturel ou de tortures avec Jelena, une mère de famille qui vit avec ses deux enfants à Moscou. Elle préfère voir le verre d’eau à moitié plein: «Le président a mis fin à la terreur tchétchène», souligne la quarantenaire.
Jelena regrette la tournure que prennent les événements aujourd’hui. Pour elle, les manifestants qui défilent dans les rues pour protester contre la guerre en Ukraine ne méritent pas une telle brutalité de la part des autorités: «Les policiers qui arrêtent des gens aujourd’hui sont les mêmes qui posaient gentiment avec les supporters lors de la Coupe du monde en 2018», déplore-t-elle.
L’Occident, ou l’ami d’autre fois
Le système de répression, de contrôle et censure des médias et la rhétorique guerrière ne sont pas nés du jour au lendemain, mais au cours de deux décennies de règne de Poutine. Celui qu’on critique vivement aujourd’hui en Occident a pourtant pu compter sur le soutien des pays européens durant des années.
Dans les années 2000, une euphorie sans réserve régnait dans les sphères économiques aussi bien que dans les universités suisses à propos des marchés émergents. La Russie était avant tout une source de rendement. L’argent a aider à faire avaler la pilule de la répression croissante de Vladimir Poutine. Les nombreux meurtres et tentatives d’assassinat d’opposants au régime russe – comme Anna Politkovskaïa, Alexandre Litvinenko ou Sergueï Skripal sont passés au second plan face à la manne financière qui s'offrait aux spéculateurs des bourses européennes et américaines.
Poutine n'aura ainsi pas été ostracisé, contrairement aux mollahs de Téhéran, aux staliniens de Pyongyang ou aux socialistes pétroliers vénézuéliens.
Un contrepoids à l’Amérique «impérialiste»
Il y a toujours eu en Occident des gens pour «comprendre Poutine», à commencer par Oliver Stone, le réalisateur qui tourne un long documentaire intitulé «Conversations avec Monsieur Poutine», contribuant largement à offrir une image plus lisse du chef du Kremlin. Le réalisateur a suivi le président russe durant deux ans.
Pour des hommes de gauche comme Oliver Stone ou Sarah Wagenknecht (députée de gauche au Bundestag allemand), Poutine a longtemps été une sorte d’alternative bienvenue face à une Amérique «impérialiste». Ce nostalgique de l'URSS soufflait sur les cendres de l'empire soviétique. Les populistes de droite et d’extrême droite ont quant à eux célébré son machisme réactionnaire comme l’antithèse de la culture «woke».
Des sanctions qui touchent les mauvaises personnes
Aleksandra, 27 ans, étudiante en cinéma, se dit préoccupée par les récentes sanctions émises par l’Occident: «Je crains que les sanctions ne touchent les mauvaises personnes», estime cette Moscovite avant d’ajouter que c’est surtout la classe moyenne pro-occidentale qui achète des produits européens et américains.
La jeune femme reste optimiste. «Nous sommes préparés!», assure-t-elle. On a survécu à la misère des années 90 et nos grands-parents ont connu à la Seconde Guerre mondiale». D’après Aleksandra, les choses ne se gâteront que lorsque les médicaments vitaux viendront à manquer.
S’informer en Russie
Lorsqu’on lui demande si elle s'informe en dehors des chaînes russes, la jeune femme est formelle: «Bien sûr». Grâce à Internet et aux réseaux sociaux comme Telegram, Instagram TikTok ou certaines plateformes comme «Meduza» et «Novaïa Gazeta» l'étudiante et ses amis disposent de plusieurs sources d’information.
Une autre forme de mensonges, fustige Jelena: «Ce que l’Occident rapporte n’est-il pas aussi de la propagande? Qui nous garantit que tout ce que vous voyez est vrai? Le fait que des groupes extrémistes se battent pour l’Ukraine est un fait avéré. Tout comme les accusations de corruption qui ont été lancées contre Zelensky avant le début de la guerre».
(Adaptation: Valentina San Martin)