En l'espace de quelques jours, les rebelles syriens se sont emparés de la capitale Damas et ont renversé le régime en place depuis 24 ans sous le règne de Bachar al-Assad. Cette fin marque également un nouveau départ pour la Syrie, qui aura des répercussions sur l'ensemble de la région.
Et maintenant? Blick a contacté Elham Manea, professeure à l'Université de Zurich et a posé les questions les plus urgentes à cette politologue spécialiste du Moyen-Orient.
Pourquoi Bachar al-Assad était-il devenu si faible? Pourquoi l'armée a-t-elle opposé une si mince résistance?
Elham Manea: Bachar al-Assad était faible à ce moment-là parce que l'armée syrienne était fortement démoralisée et n'était plus prête à se battre pour le régime. Cette démoralisation a été renforcée par l'affaiblissement du Hezbollah, la diversion de la Russie en raison de la guerre en Ukraine et les défis de l'Iran dans son conflit avec Israël. De plus, les généraux alaouites de l'armée n'étaient pas prêts à mobiliser résolument leurs rangs. La combinaison d'une démoralisation interne, d'alliés affaiblis et d'un manque de soutien de la part de ses propres dirigeants a eu pour conséquence que l'armée n'a guère résisté.
Que signifie le fait que des islamistes sunnites prennent désormais le pouvoir dans cet Etat pluriethnique?
Si HTS (groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham) prend le pouvoir dans un Etat pluriethnique, on peut se demander dans quelle mesure ses annonces sont réellement viables. Le groupe parle de diversité religieuse et souligne qu'il ne traitera pas les minorités de la même manière que l'EI, qui était connu pour son extrême violence et sa persécution. Mais il n'est pas clair si ces minorités seront traitées comme des citoyens à part entière ou si leurs droits resteront limités.
Cette question est cruciale pour évaluer si une telle attitude pourrait conduire à un accord politique plus large. HTS reste une coalition de différents mouvements islamistes, unis par l'objectif de renverser le régime de Bachar al-Assad. Reste à savoir s'ils pourront préserver cette unité et s'ils seront prêts à faire de véritables compromis politiques, ou si des luttes de pouvoir éclateront comme en Libye. En fin de compte, nous devons attendre de voir si la rhétorique de la diversité et de l'inclusion débouchera sur des solutions politiques concrètes.
Comment évaluez-vous le leader de HTS, Abou Mohammed al-Joulani?
Abou Mohammed al-Joulani, Ahmed al-Chareh de son vrai nom, fait des efforts considérables pour se distancer de son ancien soutien à l'EI et de son appartenance à Al-Qaïda. Il se présente de plus en plus comme un dirigeant qui agit de manière plus modérée et pragmatique afin de gagner en reconnaissance tant en Syrie qu'au niveau international.
Un aspect important de son repositionnement est sa rhétorique visant à encourager le retour des réfugiés syriens dans leur pays – un message qui rencontre l'approbation de la région et de l'Europe. Ces efforts sont soulignés par son apparence extérieure: il porte désormais un uniforme militaire pour symboliser l'autorité et la proximité avec l'Etat. En outre, certains médias arabes utilisent désormais son nom d'état civil, Ahmed al-Sharaa, pour le distancier de son passé djihadiste.
La question centrale reste toutefois de savoir si ces changements ne sont que de la rhétorique destinée à apaiser la communauté internationale ou s'ils reflètent réellement un changement fondamental dans son idéologie et sa stratégie. L'avenir nous dira si ses intentions sont authentiques ou si, à l'instar des talibans en Afghanistan, il reviendra à long terme à une ligne plus radicale.
Les rebelles feront-ils la paix avec les Kurdes, ou la Syrie pourrait-elle désormais se scinder en plusieurs parties?
On ne sait pas si les rebelles feront la paix avec les Kurdes ou si la Syrie se divisera en plusieurs parties. La Turquie, principal soutien de HTS, s'oppose fermement à une région kurde autonome. Parallèlement, HTS poursuit l'objectif de prendre le contrôle de toute la Syrie, ce qui rend les conflits avec les Kurdes plus probables. Les milices pro-turques attaquent actuellement des régions kurdes comme Manbidj, ce qui entraîne de graves combats, des crises humanitaires et des milliers de personnes déplacées à l'intérieur du pays.
Les accords précédents entre HTS et les Forces démocratiques syriennes (FDS) sur le retour des réfugiés kurdes ont été stoppés par ces attaques. De plus, la résurgence de cellules du groupe Etat islamique en Syrie aggrave l'insécurité. Il reste à voir si les HTS apporteront la stabilité ou si des conflits internes émergeront comme en Libye.
La Turquie est désormais en position de force. Que souhaite Erdogan en Syrie?
La Turquie est actuellement en position de force et le président Erdogan poursuit des objectifs stratégiques clairs en Syrie. La question kurde est au centre de ses préoccupations. Ankara veut empêcher la création d'une région kurde autonome à la frontière, car elle considère cela comme une menace pour la sécurité nationale. Par le biais d'opérations militaires telles que l'Opération Source de paix» et le soutien aux milices pro-turques, la Turquie tente de repousser les forces kurdes comme les FDS et de créer des zones de sécurité.
En outre, Erdogan s'efforce de positionner la Turquie comme une grande puissance régionale. Il voit dans la Syrie une opportunité de faire reculer l'influence iranienne, notamment en soutenant les groupes d'opposition sunnites. Cela fait partie d'un objectif plus large visant à limiter la suprématie de l'Iran dans la région.
Que signifie la chute de Bachar al-Assad pour l'Iran? Après l'affaiblissement du Hezbollah, l'Iran perd désormais un autre allié.
La chute d'al-Assad signifie une profonde réorganisation des rapports de force régionaux et un sérieux revers pour l'Iran. Depuis l'invasion américaine de l'Irak en 2003 et les soulèvements arabes de 2011, l'Iran a pu étendre considérablement son influence dans la région et renforcer sa stratégie régionale par le biais de groupes supplétifs. Toutefois, avec l'affaiblissement du Hezbollah et du Hamas, ainsi que la disparition de la Syrie en tant qu'allié central et Etat de première ligne de la politique iranienne contre Israël et ses rivaux régionaux, la position de l'Iran a été fortement ébranlée.
Bien que l'Iran puisse toujours compter sur Hachd al-Chaabi en Irak et sur le mouvement houthis au Yémen, il s'agit sans aucun doute d'un tournant historique. C'est la fin de la dynastie Assad, qui dirigeait la Syrie depuis 1970, et un signe clair de l'affaiblissement de l'influence de l'Iran dans la région. Ces développements pourraient amorcer un réajustement de l'équilibre du pouvoir régional avec des conséquences géopolitiques de grande ampleur.
La Russie est-elle paniquée à l'idée de perdre ses installations militaires, sa base aérienne et sa base navale en Méditerranée?
Au vu de ces développements, la Russie est sans aucun doute préoccupée par la perte éventuelle de ses bases militaires en Syrie. La perte de ces bases affaiblirait non seulement considérablement la présence militaire de la Russie au Moyen-Orient, mais saperait également ses ambitions géopolitiques dans la région. Il reste à voir quelles mesures Moscou prendra pour protéger ses intérêts en Syrie et assurer ses positions stratégiques.
Que signifie la nouvelle situation pour Israël?
La nouvelle situation en Syrie entraîne une situation de départ ambivalente pour Israël. L'expression «L'ennemi de mon ennemi pourrait malgré tout être mon ennemi» décrit parfaitement la dynamique complexe. Israël a toujours essayé de minimiser l'influence de l'Iran et de ses alliés comme le Hezbollah, ce qui fait que la chute éventuelle de Bachar al-Assad apparaît dans un premier temps comme un avantage. Mais la question reste de savoir quelles forces prendront ensuite le contrôle.
L'objectif principal d'Israël est de garantir la sécurité le long de sa frontière et d'aborder de manière proactive toute menace pour ses intérêts. L'incertitude quant à la répartition future du pouvoir en Syrie contraint Israël à adopter une attitude attentiste. Les groupes djihadistes comme HTS pourraient notamment représenter un danger à long terme, même s'ils sont actuellement en conflit avec des forces iraniennes et au régime de Bachar al-Assad.
Face à ces incertitudes, Israël reste vigilant tout en essayant d'utiliser l'évolution de la situation à son avantage et d'endiguer à temps d'éventuelles nouvelles menaces.
Qu'est-ce que cela signifie pour les réfugiés syriens en Suisse?
Pour les réfugiés syriens en Suisse, la situation actuelle ne signifie pas grand-chose pour le moment. Il est encore trop tôt pour prévoir comment la situation en Syrie va évoluer et si cela pourrait ouvrir des perspectives à long terme pour un retour dans le pays. Cela dépendra beaucoup de la stabilité de l'ordre d'après-guerre en Syrie et si la sécurité et la situation politique permettent un éventuel retour. En attendant, il s'agit de patienter et d'observer les développements futurs.