Kiev est bien la nouvelle capitale de l’Union européenne. En théorie du moins. Et pour deux jours seulement. Arrivés ce jeudi dans la capitale ukrainienne pour un sommet UE -Ukraine en compagnie de quinze commissaires européens, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et le président du Conseil Charles Michel (représentant les 27 États membres) ont voulu marquer le coup.
C’est la première fois de son histoire, depuis le Traité de Rome de 1957, qu’une telle réunion a lieu dans un pays en guerre. Et c’est surtout la première fois que les chèques d’aide signés par l’UE atteignent un tel montant: 60 milliards d’euros, dont 18 milliards en soutien direct au budget de l’État ukrainien. Soit 10% du produit intérieur brut (PIB) d’avant-guerre pour ce pays dont la richesse annuelle produite était, avant le conflit, de 200 milliards d’euros.
60 milliards d’euros d’aides européennes
La photo est donc parfaite. Côte à côte, les ministres ukrainiens et les commissaires européens vont dérouler la longue liste des aides données par Bruxelles, et regarder ensemble un calendrier qui pourrait conduire à l’entrée dans l’Union de l’Ukraine, à laquelle les 27 ont accordé façon TGV le statut de candidat en juin 2022. Avec d'un coté le rève de Kiev d'adhérer «dès 2026», et de l'autre, la position officielle de l'Union selon laquelle «L'UE décidera des prochaines étapes (de l'adhésion) lorsque toutes les conditions spécifiées dans l'avis de la Commission seront pleinement remplies».
Les chiffres? 60 milliards d’euros au total, 18 milliards pour le budget 2023 (sous forme de prêts non remboursables avant 2033), 10 milliards pour l’accueil des réfugiés, 12 milliards pour l’aide militaire…
Le bond financier est énorme, comparable à l'effort global des États-Unis (54 milliards de dollars votés en mai 2022) même si ces derniers sont largement devant pour l'aide militaire. A titre de comparaison, l’UE n’avait déboursé que 7 milliards d’euros pour l’Ukraine entre 2014 et 2021. Les Européens ont donc multiplié par dix leur effort financier. La Suisse a, pour sa part, débloqué 1,3 milliard de francs de fonds publics, toutes catégories d’aides confondues.
L’État ukrainien a besoin de 4 milliards d’euros par mois
La photo et les statistiques sont OK, mais la réalité? Selon Ignazio Cassis, l’État ukrainien a besoin de 4 milliards d’euros par mois pour tenir debout. Soit, au minimum, 50 milliards par an. Autre casse-tête: la corruption. Plusieurs arrestations viennent d’avoir lieu à la veille de cette rencontre UE – Ukraine et une vague de perquisitions anti-corruption visant administrations, fonctionnaires et personnalités s’y est ajoutée mercredi.
Un milliardaire ukrainien jadis proche du président Zelensky, Ihor Kolomoïsky; l’ex-ministre de l’Intérieur Arsen Avakov, le patron du fisc ukrainien et la directrice des douanes sont visés. Cinq gouverneurs régionaux ont aussi été congédiés. Déjà sanctionné par les États-Unis, l’oligarque est soupçonné d’avoir participé au détournement d’un milliard d’euros. Avec cette question pour l’UE: comment contrôler l’acheminement de ces fonds? «La grande corruption et la captation de l’État minent l’Ukraine depuis de nombreuses années. Ce fléau y reste un problème majeur en dépit d’initiatives prises par l’Union», jugeait en septembre 2021, avant la guerre, la Cour des comptes de l’UE basée à Luxembourg.
Cinq recommandations de la Cour des comptes de l’UE
C’est ce rapport et ses cinq recommandations formulées en 2021 que le sommet UE – Ukraine a sous les yeux. Il constitue peu ou prou la trame du duel que les bailleurs de fonds livrent avec les corrompus. Or, quelles étaient ces demandes de la Cour des comptes?
Demande 1: Élaborer un document stratégique sur la façon d’éviter et de combattre la grande corruption, y compris la «captation de l’État». Il n’en existe pas jusque-là. Il suppose une capacité d’ingérence de l’Union dans les rouges de l’administration ukrainienne. La Cour des comptes proposait aussi d’appuyer la plate-forme ukrainienne anti-corruption proZorro qui surveille les marchés publics.
Demande 2: Contribuer à la suppression des obstacles à une concurrence libre et loyale. C’est un élément clé sur la route de l’adhésion à l’UE que le gouvernement ukrainien espère maintenant voir se concrétiser dès 2026. «Les capacités institutionnelles du Comité anti-monopole ukrainien ne sont pas encore assez solides, au moment de l’audit. Des efforts bien plus intenses s’avèrent nécessaires, notamment parce que de très nombreuses entreprises en Ukraine jouissent du statut d’oligopole ou de monopole», poursuivait la Cour des comptes.
Demande 3: Améliorer le suivi de l’aide, et prendre des mesures correctrices au besoin. C’est le sujet décisif, le plus dur à faire accepter aux Ukrainiens qui jugent indispensable d’avoir une marge de manœuvre, car ils sont en guerre. «L’intégrité des membres des organes d’administration judiciaire, d’un nombre élevé de juges et de quelques procureurs doit encore faire l’objet d’un contrôle», notait la Cour, selon laquelle «l’intégration des nouvelles institutions dans l’environnement existant est une lutte perpétuelle».
Demande 4: Soutenir la numérisation des registres. «Cette aide devrait permettre d’augmenter leur interopérabilité et la qualité des données qu’ils contiennent, et de sécuriser leur utilisation», juge la Cour.
Demande 5: S’attaquer à l’opacité des entreprises publiques. «Il faut examiner, de façon documentée, les conditions pour supprimer les moratoires sur les dettes des entreprises publiques», constatait en 2021 la Cour des comptes de l’UE. Motif: ces moratoires interdisent l’exécution des décisions de justice et permettent à ces entités d’éviter de faire faillite ou de rembourser.
La Russie, coresponsable de la corruption
Gare, toutefois, à ne pas oublier l’autre responsable majeur de la corruption en Ukraine, avertissent les experts. C’est-à-dire la Russie. Publié en novembre 2022, un rapport du Center for International and Strategic Studies basé à Washington réaffirmait l’implication de Moscou: «La pratique de la corruption stratégique a été pendant des années une composante importante de la stratégie russe visant à maintenir l’Ukraine dans sa zone d’influence […] La Russie a utilisé ses richesses en combustibles fossiles pour renforcer le statut et la richesse de certains oligarques ukrainiens, les aidants à construire des empires commerciaux, des holdings médiatiques et des réseaux politiques. La Russie amplifie également les récits sur la corruption en Ukraine pour semer le cynisme et la désunion à l’intérieur du pays.»
Entre la Commission européenne et les autorités de Kiev, le duel contre la corruption ne fait que commencer. Et il dépendra évidemment de l’issue du conflit.