Les pays fournisseurs de tanks lourds à l’Ukraine sont-ils désormais «cobelligérants», justifiant une possible riposte de l’armée russe contre leurs propres installations militaires? Cette thèse est défendue par le Kremlin qui a dénoncé, mercredi 25 janvier, comme une «nouvelle provocation» la décision de l’Allemagne de débloquer la livraison de chars Leopard 2 à l’armée ukrainienne. Mais au-delà de cette rhétorique, peut-on craindre une escalade susceptible d’aboutir à la Troisième Guerre mondiale tant redoutée? En France, où Emmanuel Macron a répété, jusqu'à la fin 2022, qu’il ne fallait «pas humilier la Russie», le débat est vif. Et l’inquiétude monte…
Cobelligérants, le débat
«Nous faisons ce qui est nécessaire et possible pour soutenir l’Ukraine, mais nous empêchons en même temps une escalade de la guerre, vers une guerre entre la Russie et l’OTAN.» Devant le Bundestag mercredi 25 janvier, Olaf Scholz a fait de l’équilibrisme. Attaqué au sein de son propre parti social-démocrate (SPD) traditionnellement pacifiste, le Chancelier allemand a réfuté tout engagement direct de son pays et donc toute «cobelligérance» via ses livraisons de chars, et via sa décision d’autoriser plusieurs pays européens équipés de ces tanks lourds à faire de même.
Problème: cette théorie oublie deux aspects de l’escalade actuelle. Le premier est la responsabilité directe des pays exportateurs de chars lourds – Leopard 2, M1 Abrams pour les États-Unis, Challenger pour le Royaume-uni – dans la mise en œuvre de ces matériels puisqu’ils se sont engagés à former leurs futurs équipages ukrainiens, et à les approvisionner en munitions à partir de leurs arsenaux. Deuxième évidence: ces tanks alimentent, au sein de l’État-major ukrainien qui les réclamait depuis des mois, l’envie d’une offensive prochaine contre les positions russes. Le lien ombilical entre l’armée de Kiev et ses alliés se trouve encore plus renforcé. Rappelons que dans le langage commun, la notion de «cobelligérant» désigne celui qui combat avec un autre contre un ennemi commun, sans pour autant lui être lié par une alliance militaire formelle, ou qui l’aide à superviser ses opérations militaires. Difficile de contester l’utilisation de ce terme par la Russie, qui accuse l’Occident.
Cobelligérance, la querelle juridique
«Le fait de financer, d’équiper, par le biais de fournitures d’armement par exemple, de renseigner ou d’entraîner d’autres forces armées que les siennes […] n’est pas de nature à permettre de considérer qu’un Etat puisse recevoir la qualification de 'partie à un conflit armé' international, et donc de 'cobelligérant' au sens du droit des conflits armés» estime la chercheuse française Julia Grignon dans une note de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Connu pour ses positions pro-Otan, le chercheur Bruno Tertrais affirme pour sa part dans «Le Monde» que «il n’y a pas de cobelligérance tant que nous n’envoyons pas des troupes en uniforme se battre en Ukraine, ce que nous ne ferons pas. La cobelligérance, c’est un argument des Russes».
Le rappel du CICR au respect de la neutralité
Le débat juridique serait donc tranché? Pas si sûr. Pourquoi la Convention de Genève de 1949 prévoit-elle alors, dans son article 2, la possibilité de protéger les populations civiles «en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles». Cette notion «d’état de guerre non reconnu» couvre à la fois la Russie - qui parlait jusqu’il y a peu «d’opérations spéciales» en Ukraine – et les pays qui soutiennent l’effort de guerre ukrainien.
Se pose aussi la question du volume d’assistance militaire. «Bien que la notion de cobelligérance ne soit pas consacrée en droit des conflits armés, elle pose la question du moment, ou du seuil à partir duquel le soutien apporté par un ou des Etats à un autre dans sa lutte contre un ennemi commun l’implique dans le conflit» jugeait récemment Julia Grignon dans «Le Monde». La possibilité d’un glissement progressif vers un autre type de conflit est donc bien réelle. Si, demain, les chars lourds ukrainiens endommagés sont réparés dans les bases de l’OTAN en Pologne ou si des opérations aériennes sont lancées contre la Russie à partir du territoire de l’Alliance, la cobelligérance deviendra impossible à réfuter.
Troisième Guerre mondiale, l’engrenage
«En Ukraine, n’est-il pas temps de s’interroger sur une sortie de cette guerre? » Cette question vient d’être posée, en France, par l’ex-député de droite Pierre Lellouche, connu pour sa proximité passée avec l’Otan et avec les États-Unis. «Les alliés derrière les Etats-Unis semblent prêts à glisser irrémédiablement vers la cobelligérance et vers une confrontation de plus en plus directe avec les forces russes, ouvrant la voie à d’éventuels dérapages…» poursuit-il dans «Le Monde».
Et ce, quelques jours après la sortie fracassante du démographe Emmanuel Todd dans «Le Figaro». «Il est évident, affirme ce dernier, que le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale. Même si les violences militaires sont faibles par rapport à celles des guerres mondiales précédentes.» Et d’ajouter: «Cette guerre est devenue existentielle pour les États-Unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit, ils ne peuvent lâcher. C’est pour ça que nous sommes désormais dans une guerre sans fin, dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre.»
Dès mai 2022, l’avertissement de Bernard Guetta
Ces deux points de vue résonnent particulièrement en France où Emmanuel Macron a encore échangé avec Vladimir Poutine au téléphone en septembre 2022. «Il ne faut jamais jamais céder à la tentation ni de l’humiliation, ni de l’esprit de revanche» avait auparavant déclaré, en mai 2022, le président français. Réponse, six mois plus tard, de l’eurodéputé Bernard Guetta, élu Renew (majorité présidentielle): «Ou bien le président russe est réellement susceptible de faire sauter la planète et il n’est certainement pas recommandé de laisser un tel homme l’emporter. Ou bien il n’est pas assez fou pour sacrifier le genre humain à son désir d’empire et il faut instaurer le rapport de force qui l’amènerait à la table des négociations».
Eviter la Troisième Guerre mondiale
Pour éviter la Troisième Guerre mondiale écrit cet ancien journaliste, en poste à Moscou lors de la désagrégation de l'URSS: «La diplomatie ne doit pas aujourd’hui consister à chercher à amadouer un agresseur qui n’a fait, depuis onze mois, qu’accumuler défaites, crimes et humiliations, mais à ébaucher la paix qui suivra la guerre. Il nous faut solennellement rappeler aux Russes que ni l’Alliance atlantique ni l’Union européenne n’ambitionnent de violer leurs frontières, et leur faire clairement comprendre que, aussitôt que leur pays aura renoncé à asservir, martyriser et fractionner l’Ukraine, il trouvera toute sa place dans le continent dont il fait partie.»