La honte a changé de camp. Un procès historique, hors normes, s'achève à Avignon, alors que Gisèle Pelicot, érigée en symbole féministe international, quitte le tribunal après des mois de lutte. Dominique Pelicot est reconnu coupable des faits de viol aggravé sur son ex-compagne, ainsi que de tentative de viol aggravé sur Cilia M., l'épouse de Jean-Pierre M., et de captation d'images à caractère sexuel concernant sa fille Caroline et ses ex belles-filles. Sa peine: vingt ans de prison, ainsi que le réclamait l'accusation.
Parmi les 51 co-accusés, dont 49 étaient présents ce matin à la cour judiciaire, aucun n'a été acquitté. La cour criminelle a prononcé des peines allant de 3 à 15 ans de prison, alors que les avocats généraux avaient exigé une réculsion 4 et 18 ans. Malgré cela, on imagine le soulagement indicible de Gisèle Pelicot, au moment de recevoir le verdict, bien que rien ne pourra effacer la douleur des atrocités qu'elle a subies.
Mais une fois que que les coupables seront incarcérés et que le monde – inévitablement – devra tourner la page, que restera-t-il du courage de Gisèle Pelicot? Aura-t-elle provoqué, ainsi qu'elle l'espérait tant, un changement dans la société, dans l'écoute et la prise en charge des victimes de viols? La question est infiniment complexe, puisque nul saurait prédire l'avenir. Mais deux experts ont quand même accepté d'analyser la situation, offrant des clés de lecture à l'effarante affaire que le monde suit, le souffle coupé, depuis près de quatre mois.
Pascal Roman, professeur honoraire de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse à l'Unil, ainsi que la psychologue et psychothérapeute FSP Adèle Zufferey, nous ont répondu par téléphone. Interview.
Gisèle Pelicot a affirmé qu’elle avait renoncé au huis clos pour donner du courage à d’autres femmes. Alors qu'elle sort victorieuse du tribunal, pensez-vous qu’elle y soit parvenue?
Professeur Pascal Roman: Même si elle ne l’a pas exprimé en ces termes, Gisèle Pelicot a refusé d’être limitée à une posture de victime. Au contraire, elle a pris une posture plus active, militante. C’est un aspect nouveau, qui ne permet plus de nier l’existence de la «culture du viol», l’idée que la domination masculine peut produire ce type de crimes. Et Madame Pelicot a soutenu cela de manière magistrale, sans le dire de cette façon, juste par sa posture. C’est très important, car cela pourrait contribuer à modifier le contexte social et les représentations que certains hommes peuvent avoir sur la possibilité de disposer de façon autoritaire et sans consentement du corps des femmes.
Adèle Zufferey: L'effet de solidarité qui a découlé de ce procès est essentiel. Tellement de femmes se positionnent en soutien à Madame Pelicot, qui a voulu que le monde la voit. Il faut un courage immense pour étaler ce qu’elle a subi dans tous les journaux: je pense que beaucoup de femmes se retrouvent autour de ce courage.
Justement, avec sa médiatisation exceptionnelle, cette affaire a-t-elle provoqué une prise de conscience au niveau sociétal?
Adèle Zufferey: Hormis cette médiatisation spectaculaire, il n’y a rien de vraiment nouveau, hélas. Cette affaire met sur la place publique ce que dénoncent déjà la plupart des mouvements féministes. Tout le monde a l’air étonné, mais la situation est ainsi depuis des années. Il m’est souvent arrivé d’accompagner des personnes qui avaient porté plainte pour soumission chimique (notamment dans des contextes de fêtes ou de soirées) et qui n’ont eu pour seule réponse de la part du juge: «Mais vous n’avez pas clairement dit non!» La société a du mal à accepter que cela existe, je constate un grand mécanisme de déni.
Professeur Pascal Roman: Je pense que la «culture du viol» est inscrite de manière très profonde et souvent inconsciente dans l’esprit des hommes comme des femmes. Il me semble que malheureusement, même une affaire aussi retentissante ne provoquera pas forcément un déclic capable de modifier les rapports entre les hommes et les femmes.
Ne pensez-vous pas que les victimes de viol seront plus écoutées, à l’avenir, suite à l'affaire Pelicot et au verdict prononcé aujourd'hui?
Professeur Pascal Roman: Si aujourd’hui, les femmes victimes de violences sont davantage entendues, elles ne sont pas suivies, la plupart du temps, sur le plan judiciaire. En France, seule une plainte sur dix conduit à un procès. C’est assez terrible, car cela signifie qu’on incite les femmes à parler, à traverser toutes les procédures judiciaires pour témoigner, mais qu’elles s’entendent souvent répondre que la justice ne peut rien faire, en raison d’un manque de preuves ou de la prescription des faits. Cette négation de leur vécu est souvent très douloureuse pour les femmes concernées.
Adèle Zufferey: Cette affaire aura le même effet que MeToo, qui a en tout cas permis la libération de la parole. Mais à chaque fois qu’un tel mouvement prend de l’ampleur, il agace les institutions patriarcales qui, en retour, transforment des situations très minoritaires en règles générales.
De quelles situations parlez-vous?
Adèle Zufferey: Par exemple, une femme qui aurait menti sur des violences subies sera décrite comme un cas d’école, pour discréditer le mouvement tout entier. Mais on sait que 100% des viols qu’a subis Madame Pelicot ont été commis par des hommes, ce qui dit quelque chose de l’accessibilité au corps. Toutes ces personnes se sont rassurées en se disant qu’elles avaient reçu l’autorisation du mari, confirmant l’idée d’appartenance de la femme à l’homme.
Donc, selon vous, l'affaire Pelicot n'aura pas de réel impact sociétal, malgré son ampleur internationale?
Professeur Pascal Roman: Il faut considérer les effets médiatiques avec prudence: dans cette société très consommatrice d’informations, les actualités peuvent prendre une grande ampleur, mais on peut tout aussi rapidement passer à autre chose.
Adèle Zufferey: En général, une seule affaire peine à ébranler un système entier. Tant que la société ne se remet pas en question profondément et accepte de voir les violences systémiques et patriarcales, cela ne pourra pas changer grand-chose, malheureusement. Mais cette affaire prouve en tout cas que les personnes qui violent ne sont pas des figures cagoulées qui guettent leurs victimes dans une ruelle sombre. La plupart des viols, ainsi que l’ont démontré plusieurs études, sont commis par des personnes qu’on connait.
Et cela n'est-il pas suffisant?
Adèle Zufferey: Le problème, c’est que beaucoup d’hommes vont affirmer «not all men» et cherchent à se dédouaner de certaines responsabilités. Mais c’est la masculinité qui a une responsabilité, et non pas les hommes en tant qu’individus à part entière. En réaction, on observe une polarisation forte, les mouvements féministes risquant d’être étouffés par une montée du masculinisme qui ne veut pas prendre cette responsabilité et se pose comme la seule alternative de défense de la masculinité.
Mais alors, si une affaire aussi choquante ne suffit pas à réduire le nombre de viols, qu’est-ce qu’il nous faut?
Adèle Zufferey: Pour que la culture du viol change, il faudrait que tout le monde accepte que nous vivons dans une société patriarcale, avec un système oppressif, et qu’on rétablisse l’égalité des droits légaux. Qu’on commence à légiférer de manière forte sur la question des violences sexuelles et que les victimes soient écoutées, crues et rassurées.
Et qu'est-ce qui entrave ce que vous décrivez, actuellement?
Adèle Zufferey: Il n’est pas facile de regarder un système d’oppression en face, pour le modifier. C’est bien plus confortable de fermer les yeux et de rester dans quelque chose qu’on connait. Beaucoup d’hommes ont l’impression que si le système change, ils vont nécessairement perdre quelque chose, alors qu’on peut repenser un monde où tout le monde a les mêmes droits, est protégé, etc… Il faut repenser la masculinité, les rôles de genres afin de permettre une plus grande fluidité et des attentes sociales moins oppressantes pour toutes et tous.
Comment faire exister cette préoccupation pour une modification des rapports homme-femme, dans la durée?
Professeur Pascal Roman: C’est une question très complexe. Et toute la difficulté réside dans la nécessité de tenir une posture militante du côté des femmes, sans tomber dans un discours accusateur et humiliant pour les hommes. Car certains mouvements féministes suggèrent que tous les hommes sont des violeurs. La ligne de crête est compliquée.
Qu'est-ce qui pourrait nous aider à créer le discours que vous décrivez, qui profiterait à tout le monde?
Professeur Pascal Roman: Il s’agit d’un tournant anthropologique qui ne peut se décréter, y compris par des lois, mais qui porte sur les comportements et les systèmes de pensée en général. Je pense qu’on a beaucoup progressé depuis quelques années, mais qu’il reste un long chemin à parcourir. L’un des points essentiels est l’éducation des enfants: je me rappelle avoir vu des parents emmener leurs jeunes fils aux manifestations de soutien à Gisèle Pelicot, rappelant que cette affaire concerne aussi les hommes. Mais lorsqu’il s’agit d’évoquer les questions qui touchent à l’intime et aux racines de nos comportements, de grandes résistances subsistent.
Lesquelles?
Professeur Pascal Roman: En France, notamment, une polémique a découlé d’un nouveau programme d’éducation à la vie affective et sexuelle. À chaque fois que ce type de démarche est mis en place, les mouvements réactionnaires montent au créneau et lancent des campagnes d’opposition, basées sur des arguments totalement fallacieux qui détournent le contenu des programmes, les accusent de pousser les enfants à l’homosexualité, au changement de sexe… Ce type de discours existe encore dans certains esprits.
Donc si je comprends bien, ce type de discours peut provoquer des peurs chez certaines personnes?
Professeur Pascal Roman: Cela désarçonne la société, parce qu'il s'agit de penser selon un autre modèle que celui qui prévaut, fondé sur une idéologie de la domination masculine et de rapports hommes – femmes hétéronormés: en arrière-plan, c'est cette idéologie qui fonde ces comportements sur le corps des femmes. Le pouvoir politique, économique, culturel: tous ces pouvoirs qui continuent majoritairement à être tenus par des hommes sont des témoins de cette domination masculine qui a des effets délétères sur les comportements sexuels.