Je retrouve Salim Zakhour dans une allée du «village culturel» de Qatara, le faubourg flambant neuf de Doha où s’alignent, face à la mer lisse d’où émane un brouillard de chaleur, les restaurants et les boutiques de luxe, devant une plage de sable artificielle.
À quelques pas du café arménien où nous sommes installés, son livre «Qatar Communication Stratégies» (Les stratégies de communication du Qatar, Ed Hamad Bin Khalifa University Press) consacré à l’émergence réussie de l’Émirat sur la scène internationale depuis trente ans, est vendu dans la seule librairie de ce quartier taillé sur mesure pour servir de point de ralliement nocturne aux expatriés et, il y a pile un an, aux supporters venus pour le Mondial de football 2022.
L’une des premières phrases du livre de ce politologue, consultant pour le ministère de la culture Qatari, a suscité ma curiosité. «Le monde entier se tourne en permanence vers le Qatar, dans l’attente de nouvelles positives de la part de ce très riche pays arabe fournisseur de gaz» écrit l’auteur, avant de détailler la «Stratégie 2030» de l’Émir Tamim ben Hamad Al Thani. Que veulent dire ces mots, aujourd’hui, alors que le pays tente une nouvelle médiation entre Israël et le Hamas, pour obtenir la libération des 130 otages présumés être encore aux mains du mouvement palestinien assiégé par l’armée israélienne dans la bande de Gaza?
Au Qatar, les clés de Gaza
Salim Zakhour lisse sa barbe grisonnante de quinquagénaire et réajuste sa djellaba blanche. Quelques heures plus tôt, il commentait une nouvelle pluie de bombes tombées sur Gaza, sur le plateau de la chaîne Al Jazeera «Vous devez bien comprendre que le Moyen-Orient est une région turbulente par excellence m’explique-t-il.
Tous les pays de la région poursuivent d’abord une stratégie de survie. Les populations locales redoutent leurs dirigeants plus qu’ils ne leur font confiance. Pour le Qatar, qui abrite les responsables de l’aile politique du Hamas et qui a financé l’administration palestinienne à hauteur d’environ 30 millions de dollars par mois, cette guerre est un défi majeur. C’est sa crédibilité qui est en jeu».
Sortir du Sheraton
Il faut, pour comprendre ce qu’est le Qatar et le rôle qu’il joue dans cette crise qui ébranle le Proche-Orient, prendre le temps de sortir des salles de conférences du luxueux hôtel Sheraton de la capitale qatarie, où s’est tenu les 10 et 11 décembre, l’édition 2023 du Forum de Doha. Au Sheraton? Le gratin diplomatique mondial. Ailleurs? Une capitale où tout est secret. Personne, au Qatar, ne débat de la Palestine dans la rue, ou lors d’une conversation à bâton rompue. La loi du silence prévaut.
Au «Katara Bookstore» où nous avons trouvé le livre de Salim Zakhour, la vendeuse philippine, musulmane voilée, refuse catégoriquement de parler d’Israël et de politique. Idem pour la responsable de ce magasin aux travées étrangement vides de clients, frigorifiées par l’air conditionné alors que, dehors, la température hivernale est plutôt douce, autour des 20 degrés.
Pas de société civile comme on la connaît dans nos pays européens. Pas de manifestations spontanées. Tout est encadré, filtré, sous surveillance. «Les Qataris sont comme leurs voisins de la région pointe un diplomate en poste à Doha. Son élite préférerait avoir de bonnes relations avec Israël, ce qui est maintenant le cas des Émirats arabes unis depuis la normalisation de janvier 2021. Le problème est que l’assaut terroriste du Hamas, le 7 octobre a réveillé la cause palestinienne.
Allez au Souk al Wakif (le grand marché de Doha), vous verrez partout des slogans «Free Palestine!». Son actuelle médiation est donc existentielle pour le Qatar. Le pays peut ainsi dire à sa population et à ses partenaires étrangers: vous voyez, nous sommes les seuls à parler avec tout le monde. Le Qatar rêve d’être le Comité international de la Croix Rouge de la diplomatie»
400 000 qataris
Salim Zakhour documente dans son ouvrage l’émergence du Qatar, cet Émirat gazier de trois millions d’habitants (dont environ 400 000 qataris). Fait intéressant, la réponse à ses affirmations est devant nous. L’argent du gaz, notamment le GNL liquéfié acheté par les Européens, achète tout.
La plage de Katara est nettoyée par des employés municipaux népalais, qui ramassent chaque papier et chaque plastique abandonné. Une patrouille de policiers à cheval, turban traditionnel sur la tête et uniforme bleu marine, se découpe au soleil couchant, dans l’horizon qui, soudain, vire couleur rose.
Surprise: ces deux cavaliers armés ne sont pas Qataris. L’un est pakistanais, l’autre sri-lankais. Le Qatar, toujours cité pour son activisme diplomatique et géopolitique, vit en fait derrière une muraille d’étrangers.
Corruption, l'accusation
Il y a un an, un scandale dominait les débuts du Mondial de footbal dans la péninsule gazière: la corruption présumée, par le Qatar, de l'eurodéputée grecque Eva Kaili, alors vice-présidente du parlement européen.
Objectif selon l'accusation: faire taire les critiques de Bruxelles contre les violations des droits de l'homme dans l'Émirat. Depuis, Eva Kaili a retrouvé sa liberté. La justice instruit le dossier. Le Qatar, présenté comme corrupteur, a mal vécu le procès qui lui est fait. «Ce qui a changé depuis le 7 octobre?
Je vais vous le dire: c’est la disparition des Européens comme acteurs dans le jeu géopolitique au Moyen-Orient argumente l'auteur, sur le ton de la revanche. Ils nous achètent du gaz, ils nourrissent notre prospérité, mais ils ne pèsent plus».
Le Qatar, ancienne colonie britannique, est indépendant depuis septembre 1971. Lors de la guerre du Kippour d’octobre 1973, dont le Hamas a marqué dans le sang le cinquantième anniversaire par son assaut, cette péninsule gazière était à peine un État à part entière.
Et aujourd’hui? «Nous regardons les réalités en face. Nous profitons de l’argent des Européens, comme les Palestiniens dont l’Union européenne est le premier bailleur de fonds. Mais après? On voit bien que pour Israël, seuls comptent les États-Unis. Le paradoxe est que les Européens sont ceux qui nous connaissent le mieux, nous les Arabes, mais ceux qui peuvent le moins»
L’argent, jusqu’à quand?
Au forum de Doha, dimanche, l’ancien envoyé spécial de l’Union européenne pour le Moyen-Orient, l’Espagnol Miguel-Angel Moratinos, a rappelé que le vieux continent reste le principal bailleur de fonds de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, à hauteur d’environ 85 millions d’euros par an. Le patron de cette organisation, le diplomate helvétique Philippe Lazarrini, a redit combien ce soutien financier est important, car il a permis de tenir à bout de bras des dizaines d’écoles, de camps, de dispensaires dans la bande de Gaza.
Mais maintenant? La Suisse pourrait, sous peu, interrompre son appui d’environ 20 millions de francs annuels. Des voix s’élèvent à Bruxelles pour faire de même, et ainsi asphyxier le Hamas «Le Qatar payait chaque mois trente millions de dollars à l’administration palestinienne de Gaza complète un journaliste du News Trail, le quotidien anglophone de Doha. Faites le calcul. Les pays du Golfe sont en train de comprendre qu’ils vont devoir tout payer. La Palestine devient de plus en plus leur affaire».
Plus que des clients
Ce basculement, de l’avis des experts rencontrés au Forum de Doha, a été accru par l’intervention hâtive de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Dès le 13 octobre à Jérusalem, soit six jours après l’assaut du Hamas, l’ancienne ministre de la défense allemande a lié le sort de l’UE à celui d’Israël, avant de nuancer son propos. «Un pays comme le Qatar n’a aucun état d’âme. Il l’a montré dans le passé en soutenant les Frères musulmans actifs sur le sol européen poursuit notre ambassadeur européen.
Et de conclure: «Il faut comprendre que derrière cette guerre atroce à Gaza se joue la transformation progressive du Golfe Persique. Plus Israël frappe, plus les Européens perdent toute légitimité. Hier, ils exerçaient une forme de tutelle sur cette région. Désormais, ils ne sont plus que des clients à qui les Cheikhs peuvent, ou non, décider de livrer leur gaz. Les sermons humanitaires ne passent plus. Les Arabes ne les supportent plus».