Une forteresse. Sur le boulevard Khalifa à Doha, quiconque s’approche du quartier général mondial de la chaîne de télévision Al Jazeera, comprend tout de suite la puissance médiatique de cette chaîne.
Premier filtre à la porte 3, pour obtenir le «Gate Pass», ce code-barres qui permet de pénétrer dans l’enceinte, après avoir laissé à l’entrée sa pièce d’identité. Mohand, un vigile tunisien armé, a reçu la consigne stricte de ne laisser personne s’approcher du local où deux scanners d’aéroport passent au crible les sacs des visiteurs. Sur le portail, le logo reconnaissable de «la péninsule» (al Jazeera, en arabe) est encadré de caméras de surveillance.
L’attachée de presse venue nous retrouver ajuste son abaya noire. Les invités se succèdent, depuis deux jours, sur les plateaux de la chaîne à l’occasion du forum de Doha, le sommet géopolitique annuel organisé par l’Émirat. 350 millions de téléspectateurs pour son canal anglophone. Une diffusion dans 150 pays. «Ce qui se passe à Gaza ne fait que confirmer ce que les reporters d’Al Jazeera disent depuis des années juge Mohand, les yeux rivés sur l’écran géant, dans le bureau d’accueil. Sans cette chaîne, le monde arabe ne serait pas informé sur ce qui se passe vraiment».
Doha paraît ensommeillée. En cette fin d’année, hormis le forum de Doha où défilent les diplomates, personnalités politiques et journalistes, le calme règne en maître sur la capitale du Qatar pourtant citée comme l’un des lieux où se joue le destin des deux millions de Palestiniens pris en étau, à Gaza, entre l’armée israélienne et le Hamas.
Rendez-vous est pris, au pied du musée national, avec l’une des jeunes journalistes d’Al Jazeera, également collaboratrice de Qatar Television, la chaîne nationale. Motif: comprendre comment cette génération de reporters de télévision, de cameramans, de présentateurs, vit la guerre qui fait trembler le Proche-Orient.
Al Jazeera +, succès mondial
Noor a accepté de nous laisser suivre son équipe. Son vidéaste est indien. Son ingénieur du son est pakistanais. Avant de rejoindre le service culturel de la chaîne, cette journaliste écrivait les commentaires pour les vidéos du média en ligne Al Jazeera +, dont l’audience a explosé depuis le début des hostilités. La force d’Al Jazeera est d’abord là: dans les images, diffusées presque sans coupes, en flux tendu. «Al Jazeera +, c’est le visage de Gaza heure par heure explique la jeune femme, à l’ombre d’un des pétales de béton de cette rose du désert qu’est le musée du Qatar. Sur place, nos équipes n’ont jamais cessé de travailler. On est tous fiers, très fiers.»
Noor me montre sur son téléphone portable le défilé des séquences d’Al Jazeera +. Tout y est. Les hôpitaux de Gaza transformés en camps de personnes déplacées, croulant sous l’afflux des familles qui ont tout perdu. Les explosions qui retentissent dans chaque quartier de Gaza, où les soldats de Tsahal affirment faire sauter les entrées de tunnels empruntés par le Hamas. Les ruées sur les citernes de carburant. Et surtout les cadavres, les blessés, les corps mutilés que l’on recouvre de draps déjà ensanglantés.
«La Palestine est une réalité»
Un couple asiatique s’approche. À proximité, des travailleurs népalais installent les illuminations de fin d’année au pied des gratte-ciel de la corniche, le front de mer touristique de Doha. Lui, Indonésien musulman, travaille dans la plus grande usine de liquéfaction du monde, à Ras Lafan, au nord de la péninsule qatarie. Elle, philippine catholique en passe de se convertir à l’islam pour l’épouser, termine une mission de comptable à Qatar Energy, le géant gazier de l’Émirat. Les deux sont anglophones. Regardent-ils la BBC ou CNN? «Non, car on ne les croit plus, lâche le futur époux. Al Jazeera montre ce que l’Occident ne veut pas voir. Quand on la regarde, la Palestine est une réalité. Un pays. Une société qu’Israël est en train de détruire.»
Momin Al Sharafi est, ce dimanche 10 décembre, un héros qui aurait préféré ne jamais l’être. Son portrait, puis son intervention en direct depuis les ruines de sa maison familiale à Gaza, sont le moment fort du journal du soir sur Al Jazeera English. Ce journaliste palestinien est l’un des visages de la chaîne Qatarie dans le territoire, tout comme Wael Dahdouh.
Je suis dans les coulisses du plateau lorsque la présentatrice Malika Bilal interroge son collègue sur le bilan affreux des frappes israéliennes sur son quartier, le 7 décembre. 22 membres de sa famille sont morts dans une frappe sur le camp de Jabalia, dont son père et au moins un de ses enfants.
L’armée israélienne tenue pour responsable
Wael Dahdouh, lui, a perdu une partie de sa famille dans un autre bombardement, le 26 octobre. À chaque fois, le même sous-titre défile sur les images, en anglais et en arabe: «Al Jazeera demande que l’armée israélienne soit tenue pour responsable des crimes quotidiens commis contre des journalistes et des civils innocents dans la bande de Gaza. Nous poursuivrons toutes les démarches légales pour que tous les responsables de ces crimes répondent de leurs actes. Nous demandons à la communauté internationale et aux organisations de défense de la liberté de la presse d’œuvrer pour que ces massacres cessent immédiatement.» Et systématiquement, trois mots s'affichent juste en dessous de l'image: Guerre à Gaza ou Génocide à Gaza.
Al Jazeera est plus qu’une puissance médiatique. En focalisant sur le quotidien de la population palestinienne assiégée, grâce à ses équipes à Gaza, la chaîne de télévision capte, dans sa version arabe et anglophone, l’attention de tous ceux qui se défient désormais de l’Occident et de l’objectivité revendiquée de ses médias.
J’assiste, dans la grande salle de rédaction, au briefing qui prépare l’une des éditions du jour. Pas de photo possible, car les journalistes présents, me dit-on, ne veulent pas demain être pris pour cibles.
Démocratie et censure
Soit. Je dois juste écouter. Et ce que je retiens des débats rédactionnels, en anglais, peut laisser perplexe. Israël est clairement l’accusé. Les 17'000 morts palestiniens depuis le début du conflit reviennent en boucle dans les discussions. Le Hamas, dont les dirigeants politiques vivent au Qatar, est juste cité dans les sujets consacrés aux nouvelles tractations (vaines à l’heure d’écrire ces lignes) destinées à faire libérer de nouveaux otages.
Al Jazeera ne tord pas les faits. Ses présentateurs trient en revanche dans les nouvelles. Ils ne s’en cachent d’ailleurs pas. «On filme ce qu’Israël veut cacher. C’est notre rôle comme chaîne du monde arabe» lâche un journaliste en me raccompagnant vers l’entrée. Peter, c’est son prénom, connaissait bien Shireen Abu Akleh, la reporter vedette de la chaîne, palestino-américaine, tuée sans doute par un tir israélien en mai 2022 à Jénine, en Cisjordanie. «Al Jazeera n’a pas de leçons à recevoir dans le traitement de l’information. Nous ne sommes pas parfaits. Mais qui l’est, parmi nos concurrents?»
Arme de communication massive
Les reporters que j’ai croisés, en une journée passée (avec beaucoup d’attente) entre les bâtiments de la chaîne à Doha, vivent cette guerre atroce à Gaza comme l’exécution d’une peine capitale programmée. «Israël est une démocratie qui pratique la censure et ne supporte pas une autre information que celle de ses médias. C’est acceptable ça?» m’interpelle Noor, la journaliste transférée depuis peu au service culturel.
Son tournage au Musée national du Qatar sera utilisé pour une future émission spéciale de la chaîne sur l’Émirat. Je lui fais remarquer que la liberté de la presse, dans son pays, est inexistante. Son cameraman détourne le regard. Aussi professionnelle et regardée soit-elle, Al Jazeera demeure une chaîne de télévision au service de l’ambition mondialisée d’un État. Une arme de communication massive.