Le premier ministre du Qatar a eu raison de le réaffirmer, en ouverture du Forum annuel de Doha qui s’est ouvert ce dimanche 10 décembre. Selon lui, une «génération entière d’habitants du Moyen-Orient risque de se radicaliser en raison de la guerre à Gaza». Une radicalisation dont on connaît, en Occident, la conséquence aujourd’hui inévitable: celle de la montée de l’extrémisme religieux et politique, accompagnée d’une flambée parallèle de violence terroriste.
Chaque mot, ici, a son importance, même si d’autres voix faisaient à juste titre remarquer dimanche à Doha que, dans l’histoire, les pires tragédies ont aussi, parfois, abouti à la paix. En parlant d’une «génération», le dirigeant qatari a en effet souligné d’emblée une évidence: impossible, pour les enfants et les jeunes Palestiniens de Gaza, sous les bombes depuis le 7 octobre, de tourner la page de l’avalanche d’horreurs, de manipulations et d’effroi qui leur est tombée dessus ces deux derniers mois. Impossible, pour tous les jeunes Arabes qui, à travers le monde, assistent impuissants à cette guerre totale qui a déjà coûté la vie à 17 000 palestiniens et 1 200 Israéliens, de ne pas ressentir comme une blessure difficile à guérir l’écart des chiffres, et l’impression que la vie d’un Gazaoui n’aura jamais la même valeur que celle d’un citoyen israélien. La solidarité liée à l’âge, cultivée par les images et les commentaires qui abondent sur les réseaux sociaux, est juste inévitable.
Confrontation armée inévitable
Le chef du gouvernement de l’Émirat – dont l’État hébreu a encouragé le soutien financier à l’administration de Gaza — a également eu raison de parler d’un séisme qui affecte tout le Moyen-Orient. Comment imaginer aujourd’hui un possible rapprochement entre les puissances arabes de cette partie du monde et Israël, sans que les dirigeants de ces pays – Qatar inclus – se retrouvent demain, ou après-demain, la cible de la vindicte populaire? Le Hamas, par son assaut terroriste du 7 octobre en Israël, a déclenché une bombe politique à retardement assurée de faire régner la peur sur la région pendant des années. Ceux, comme l’Arabie saoudite, qui envisageaient de lâcher la cause palestinienne, se retrouvent pris au piège de cette terreur. De quoi renforcer la conviction de tous ceux qui, dans cette partie du monde, jugent inévitable une confrontation armée avec l'Occident chrétien, allié du sionisme.
Le troisième mot-clé de cette phrase assénée par le premier ministre Qatari est le verbe «radicaliser». Prudent, ce dernier n’a pas, devant le parterre de diplomates, de ministres et de journalistes du Forum de Doha, employé le mot «terrorisme». Mais c’est pourtant bien vers ce précipice-là, celui d’une recrudescence des actions suicidaires, violentes et ciblées, que nous pousse, à deux semaines des fêtes de Noël, la bataille acharnée que l’armée israélienne affirme livrer désormais dans le centre et le sud de la bande de Gaza où les deux millions de Palestiniens du territoire sont entassés dans d’abominables conditions de survie.
Pansement multilatéral
Parler de «radicalisation», enfin, revient à nous tendre un miroir. Plus la force aveugle frappe et détruit à Gaza, plus les tenants de la négociation, du dialogue et du compromis, sur la question du Moyen-Orient et dans nos sociétés occidentales en général, se retrouvent le dos au mur. Beaucoup, en voyant les bombes s’abattre sans merci sur Gaza sans que personne ne soit capable d’y mettre fin, se disent que la seule manière de faire face à l’avenir sera de s’armer plus que son voisin, d’ériger de plus en plus de murs et de centres de rétention contre les migrants, et de privilégier sa communauté avant toute autre chose. Les Nations unies et leur idéal multilatéral risquent fort de ne plus être, aux yeux de cette «génération Gaza», qu' un pansement de toute façon incapable de cicatriser les plaies de la planète. Pourquoi, dès lors, ne pas se réfugier dans l’identité nationale, religieuse ou sexuelle ? Le tout, avec une rage décuplée par la détérioration généralisée du climat et des inégalités sociales.
Le Qatar, qui regorge de gaz et de devises, se sait assis sur un volcan. Sauf qu'il n'est pas seul dans ce cas, loin s'en faut. Au-delà des frontières de Gaza, du Moyen-Orient jusque dans nos pays européens, une génération palestinienne sacrifiée est bel et bien une génération extrémiste fabriquée.