Ce pavillon-là n’est pas comme les autres. Il ne le sera d’ailleurs jamais. Nasrine, notre guide sur le site de l’exposition Doha 2023, a choisi de nous conduire d’emblée devant la maison de la Palestine, juste à côté du pavillon du Liban et de celui de la Suisse. Et ce, alors qu'à quelques kilomètres de distance, les diplomates et ministres du monde entier participent, depuis ce dimanche 10 décembre, à la nouvelle édition du Doha Forum largement consacré au conflit entre le Hamas et Israël.
Nasrine, 25 ans, vient du Bangladesh. Elle refuse de se faire prendre en photo devant le drapeau palestinien car, dit-elle, «tout ce qui touche à la guerre à Gaza nous déchire et peut nous coûter cher».
Gaza? Dans les allées du parc Al Bidaa, proche de la corniche ouverte sur les eaux du Golfe Persique, l’exposition Doha 2023 semble être à des années-lumière des missiles, des tanks et des tirs d’artillerie qui s’abattent sur les deux millions de Palestiniens coincés dans l’enclave assiégée par l’armée israélienne. Et pourtant, tout le monde au Qatar a les images de cette tragédie en tête. Surtout ceux qui, comme Nasrine, passent tous les jours devant le pavillon sur lequel flottent les couleurs rouge-vert-blanc-noir du drapeau palestinien.
Doha 2023, l’expo-vitrine
Une exposition internationale est toujours une vitrine. Celle qui s’est ouverte le 2 octobre à Doha, la capitale du Qatar, est toutefois devenue bien plus que ça, depuis l’assaut terroriste du Hamas sur Israël, le samedi 7 octobre, faisant plus de 1200 morts dans les localités de l’État hébreu et les Kibboutz proches de Gaza.
La preuve: la carte de la Palestine, à l’entrée du pavillon, n’est pas celle des territoires palestiniens actuels, à savoir la bande de Gaza et la Cisjordanie.
Israël, territoire contesté
C’est bien la carte d’Israël, dans son intégralité, qui est recouverte du drapeau rouge, vert et noir.
Juste à côté, une photo géante du Haram al Sharif ( «noble sanctuaire»), le nom arabe de l’esplanade des mosquées à Jérusalem, accueille les visiteurs. Cette Palestine-là est bien celle d’une future reconquête. Demain. Après-demain. Dans un siècle. Ou plus tard encore: «J’ai lu dans un livre que Yasser Arafat avait dit aux Américains que Jérusalem redeviendrait une terre arabe. Vous savez, on pense tous comme lui», nous assène calmement, en anglais, l’une des réceptionnistes du pavillon du Qatar, à proximité. Son hijab noir masque tout son visage, sauf ses yeux.
Le pavillon palestinien vient juste d’ouvrir. Il est près de midi. La majorité des visiteurs n’arriveront que vers 16 heures, au moment où le soleil commence à décliner. Hassan n’est pas originaire de Palestine, mais d'Amman, en Jordanie. Infirmier à l’hôpital Al Emadi, l’un des grands établissements médicaux de Doha, il vit au Qatar depuis six ans, où il vient d’être rejoint par sa femme et leurs deux garçons.
L’anglophone Hassan a accepté d’intégrer l’équipe qui fait fonctionner ce pavillon. Il me promet de me retrouver le soir, au musée des Arts islamiques de Doha, sur le front de mer. Je l’interroge sur la médiation du Qatar dans la libération des otages toujours détenus par le Hamas, sur les dirigeants de l’aile politique du mouvement palestinien qui vivent à Doha aux frais de l’Émirat, sur le paiement par l’administration qatarie de dizaines de millions de dollars à l’administration de Gaza, avant le 7 octobre.
Les oliviers de la colère
«Tout ça, c’est bien. Le Qatar a raison de se placer comme médiateur. Mais nous, en Jordanie, on sait qu’il ne faut rien attendre d’Israël. Les Juifs ne considèrent pas les Musulmans et les Arabes comme leurs égaux. Ils nous disent que cette terre est la leur alors que nos familles, nos ancêtres, ont planté ces oliviers.»
Hassan désigne du doigt l’autre grande photo qui encadre la carte de la Palestine. Elle montre une vieille femme palestinienne, accrochée désespérément au tronc d’un olivier. Le symbole peut difficilement être plus fort. «La Palestine existe, Israël est en sursis», poursuit l’infirmier.
Idem, à quelques pas, pour le jeune ingénieur saoudien qui, aux portes du pavillon de son pays, nous explique le faramineux projet Neom, le chantier colossal du prince héritier Mohamed Bin Salman, alias MBS. Pas de pavillon pour Israël, pour la France, pour l'Allemagne, les États-Unis, le Royaume-Uni ou la Russie. Seules l'Italie et le Portugal représentent l'Europe à Doha Expo.
L'Arabie Saoudite, en revanche, y affiche sa puissance. Déluge d’images de collines désertiques qui reverdissent, de pluies provoquées artificiellement, de station de dessalinisation d’eau de mer. Neom, ou la preuve que les Arabes aussi peuvent défier les lois du climat et de la Terre comme le firent les Israéliens dans les années 1950-60, en transformant le désert en terres cultivables couvertes de serres. «Notre technologie servira aux Palestiniens. Les Israéliens mentent lorsqu’ils disent que les Arabes ne sont pas capables de se moderniser.»
Pas qu’une diplomatie
Le Qatar n’est pas qu’une diplomatie. L’Émirat de 2,6 millions d’habitants, dont environ 400'000 Qataris, n’est pas qu’une avalanche de contrats mirifiques pour les industriels occidentaux, pressés de tout lui vendre: métros, autoroutes, gratte-ciel, avions de ligne ou avions de chasse, infrastructures culturelles, articles de luxe à foison.
Le Qatar n’est pas qu’un Mondial de football qui s’achevait ici, il y a pile un an. Je suis allé, pour rencontrer des Qataris, à une soirée de charité donnée au musée des Arts-Islamiques-de-Doha. Hassan, l’infirmier jordanien, m’attend comme promis avec son épouse devant la majestueuse entrée de ce bâtiment inauguré en 2008, construit par les architectes Ieoh Ming Pei et Jean-Michel Wilmotte. Il me présente à l’un des directeurs de son hôpital.
La Palestine? Aussitôt, le regard de mon interlocuteur, quadragénaire habillé à l’occidentale en pantalon et chemise, se détourne du mien. Il réfléchit. Il s’éloigne. Puis il revient vers moi et répond à côté. «J’étais en France au mois de juillet, vous savez, lorsque les banlieues ont explosé. J’aime l’Europe. J’aime l’Occident. Mais pourquoi vous ne voulez pas comprendre que la loi de l’histoire est implacable. Regardez ce musée: il est consacré à l’expansion de l’Islam jusqu’en Andalousie! C’est nous qui, aujourd’hui, sommes des barbares parce que nos frères Palestiniens luttent pour leur survie?»
Israël, pays en sursis ? «Oui, tant qu'ils construiront leur destin par la force». Pas un mot de compassion, durant quinze minutes d'échange, pour les victimes israéliennes. Pas une mention des responsabilités passées des pays arabes. Silence.
L’épée d’un seigneur croisé
J’ai visité ensuite les salles du fameux musée. L’on y voit notamment, dans une vitrine, l’épée prise «sur le cadavre» d’un seigneur européen lors des croisades. Une épée énorme, faite pour décapiter, trancher, tuer, conquérir. L’on y voit aussi un cavalier arabe harnaché dans son armure, sur son cheval, entièrement protégé par sa cotte de mailles et les lamelles de fer qui carapacent sa monture. Rien, ou presque, sur l’Empire romain qui précéda la naissance de Mahomet en 570 après Jésus-Christ à la Mecque. Aucun signe de l’existence du peuple juif, présent depuis l’antiquité dans l’actuelle Palestine. Une absence quasi-totale de la présence chrétienne, sauf pour mentionner les liens commerciaux avec Venise, ville monde du XIe au XIVe siècle.
Le Qatar n’est pas qu’un médiateur. Le croire est un mirage. Le Qatar est une flamme, comme celle qui brille, la nuit, tout en néons, au sommet de la tour de Qatar Energy, le conglomérat qui gère ses ressources gazières dont les Européens ont tant besoin. Et cette flamme, aujourd’hui, brûle pour la Palestine.
A suivre: Al Jazeera, l'écran plus fort que les missiles