Sergueï Oulnikov n’est pas un homme d’affaires proche de la Russie de Vladimir Poutine. A Kiev, ce promoteur immobilier lituanien, patron d’une entreprise turque de construction, nous reçoit dans le «salon cigares» d’un hôtel luxueux, proche du quartier présidentiel. Sa première remarque ne porte toutefois pas sur l’état de l’économie locale, après deux années de guerre. Elle porte sur l’état de l’économie russe.
Abattue la Russie? Étranglée? Asphyxiée comme le promettaient initialement les dirigeants européens et américains? Un treizième paquet de sanctions vient d’être adopté à Bruxelles. Les États-Unis ont aussi mis en œuvre de nouvelles mesures, dirigées contre des individus et entités associés, selon Washington, au conflit en Ukraine. Le président américain Joe Biden a lui même annoncé vendredi plus de 500 nouvelles sanctions visant «les personnes liées à l'emprisonnement d'Alexeï Navalny, ainsi que le secteur financier russe, la base industrielle de défense, les réseaux d'approvisionnement et les fraudeurs aux sanctions sur plusieurs continents». Et après? «On ne mettra pas la Russie K.O par des sanctions. C’est juste impossible, argumente notre interlocuteur, autrefois familier de Moscou. Il y a trop de pays dans le monde qui n’ont aucun intérêt vital à défendre l’Ukraine, et trop d’avantages à commercer avec le pays de Poutine».
Ce que dit Sergueï Oulnikov est d’autant plus intéressant que son groupe immobilier, Bosphorus, est une entreprise turque. Or la Turquie, membre de l’OTAN, et donc protégée par le bouclier occidental en matière de défense, n’applique pas les sanctions américaines et européennes contre la Russie, son voisin. Alors? Avec ce trou béant, comment le filet des sanctions peut-il être efficace?
Trois problèmes majeurs
Les études se multiplient, à l’occasion du deuxième anniversaire de l’agression russe le 24 février 2022, pour détailler les imperfections de cet étranglement économique. Trois d’entre elles sont le plus souvent citées, pour expliquer la résilience de l’économie russe: le contournement de l’embargo commercial par de nombreux pays, la transformation plus rapide que prévu de l’économie russe au service des productions industrielles indispensables à la guerre, et les agissements problématiques d’entreprises occidentales qui, via des tiers, poursuivent certaines exportations cruciales, notamment de composants électroniques.
Le 13e paquet de sanctions européennes vise, précisément, à lutter contre l’évasion de celles-ci. S’y ajoute le ciblage de 200 personnes, dont les avoirs déposés en Europe (s’il leur en reste) seront gelés. Ces mesures viennent se superposer sur ce qui a été mis en place entre 2022 et 2024: interdiction des importations de pétrole brut, de charbon, d’acier, d’or et de produits de luxe, mesures coercitives imposées aux banques et aux institutions financières. Problème: deux questions cruciales, en terme d’efficacité des sanctions, restent toujours sans réponse.
Saisie des avoirs russes
La première est la saisie des avoirs russes gelés (qui, s’ils sont placés, continuent donc de fructifier, mais ne peuvent être récupérés par leurs ayants droit). L’Allemagne a annoncé en décembre vouloir plus de 720 millions d’euros que la Bourse de Moscou tentait de récupérer. Soit une somme ridicule au regard du montant estimé des capitaux d’avoirs russes gelés, lui-même très faible selon les experts: environ 22 milliards dans les pays de l’Union européenne, 7,5 milliards de francs en Suisse, plus les quelque 300 milliards de la banque centrale russe. Mais qui dit saisie dit décision de justice, et ce au niveau de chaque pays. Un labyrinthe juridique dans lequel, pour l’heure, les experts se perdent encore.
La seconde question restée sans réponse, malgré les décisions successives de sanctions, est celle des entreprises situées dans des pays qui ne les appliquent pas. L’Union européenne a récemment ciblé des entreprises basées en Chine, en Ouzbékistan, en Iran et aux Émirats arabes unis, par exemple, qui seraient impliquées dans le contournement des mesures punitives de l’UE. Ces entreprises sont, d’après Bruxelles, responsables de fournir à l’industrie russe de l’armement des composants indispensables, en particulier dans l’aéronautique.
L’acrobatie de l’import-export
Sauf que deux problèmes ont surgi: la possibilité pour ces entreprises, parfois en quelques heures, de localiser leur activité d’import-export d’un pays à l’autre; et les liens de certaines d’entre elles avec des firmes européennes. En clair: comment sanctionner une entreprise chinoise ou turque soupçonnée de commercer avec un conglomérat russe lorsque celle-ci est, dans le même temps, un partenaire essentiel pour des industriels européens?
Dernier sujet, vu d’Ukraine: le risque de voir ces sanctions antirusses se retourner contre Kiev et contre les pays de la région menacés par la Russie, comme la Moldavie ou la Géorgie. Explication: plus la Russie se tourne vers de nouveaux partenaires commerciaux et industriels, plus le tissu économique de ces pays en lutte est déstructuré. Sergueï Oulnikov en parle sans tabous: «Prenez l’immobilier à Kiev, qui est aujourd’hui quasi à l’arrêt en raison de la guerre, même si notre projet se poursuit. Nous avions, avant le conflit, de nombreux acheteurs russes d’appartements, en particulier sur la mer noire. Qui va les remplacer? Les Européens? Je n’y crois pas une seconde. On ne peut pas imaginer l’avenir de l’Ukraine seule. Une Russie intégrée à l’économie mondiale est bonne pour l’Ukraine». Ceci, alors que du côté européen, la colère s’installe envers les producteurs ukrainiens, notamment dans le domaine agricole. Les agriculteurs polonais sont en quasi-révolte contre la concurrence venue des exploitants ukrainiens. Le président Volodymyr Zelensky vient d’ailleurs, à ce sujet, de réclamer d’urgence des pourparlers.
Un fiasco? Non mais…
Un fiasco, ces sanctions? «Non, elles font bien mal à l’économie russe comme nous l’envisagions analyse un diplomate contacté au téléphone à Bruxelles. Ce que nous n’avions pas anticipé est la capacité d’adaptation du système russe. Nous pensions que l’oligarchie russe se cabrerait, car elle a beaucoup à perdre. Mais Poutine s’en fiche. Il mise sur les entreprises d’État. En fait, la ruine éventuelle des oligarques qui vivaient la plupart du temps en Europe l’arrange, dans ce moment de renforcement de son pouvoir».
À trois semaines de l’élection présidentielle russe du 17 mars, dont l’homme fort du Kremlin est assuré de sortir vainqueur, les sanctions européennes et américaines contre la Russie lui ont donc, paradoxalement, permis ce dont il avait toujours rêvé, en bon héritier de l’Union soviétique: replanifier, et recentraliser tous les leviers économiques de son immense pays, avant tout au service de sa puissance militaire».