Il ne faut pas croire que Kiev et Odessa vivent encore comme des villes assiégées. Pour qui débarque aujourd’hui dans la capitale ukrainienne ou dans le grand port de la mer Noire, l’impression d’une vie redevenue normale est même ce qui saute d’abord aux yeux. Normal. Rien que ce mot semble insupportable. Peut-on vivre normalement lorsqu’à tout moment, la Russie peut décider de faire pleuvoir sur vous une pluie de bombes et de missiles? Peut-on vivre normalement lorsque, comme ce jeudi 22 février vers 22 heures locales, une énorme déflagration troue la nuit et qu'un débris de fusée russe s'abime au loin en mer, abattue par la défense aérienne d'Odessa qui s'attend à bien pire ce vendredi, et surtout samedi, pour le deuxième anniversaire de la guerre ?
L’occasion est idéale pour poser cette question. Devant le quartier général de la sécurité urbaine de la ville portuaire et balnéaire, deux jeunes policiers en civil, jean noir, doudoune noire, baskets et talkie-walkie en bandoulière, se dirigent vers moi et exigent de voir mon téléphone portable. J’ai, par mégarde, photographié ce bâtiment «sensible».
Le ton est poli, mais ferme. Les talkies crépitent. Igor, un grand gaillard, bonnet noir vissé sur le crâne, me dévisage et note tous les détails de mon accréditation. «Nous sommes en guerre. Tout le monde ici le sait. Tous les Ukrainiens savent que leur vie est suspendue à l’issue de ce conflit. Ne croyez pas que nous vivons normalement. Ne nous jugez pas sur ce que vous voyez ici, maintenant, en pleine journée.»
Ouverts malgré tout
Ce que je vois? C’est assez simple. Une rue commerçante normale d’une des plus belles villes de la mer Noire. Des devantures de magasins presque tous ouverts, malgré quelques façades rendues aveugles par d’épaisses planches de protection. Des cafés pleins. Des groupes de jeunes agglutinés sur la terrasse de fast-foods. L'historique opéra resplendit, libéré de la barrière de sacs de sable qui l'entourait durant des mois.
Je suis bien à Odessa, cette ville fondée par l’impératrice russe Catherine II en 1794. Son premier gouverneur fut, de 1805 à 1814, un aristocrate émigré français: le duc de Richelieu, dont la statue demeure planquée et protégée sous une bâche verte. Je suis bien au cœur de cette ville que les missiles de Vladimir Poutine prennent régulièrement pour cible, semant la terreur et le chaos.
Le 25 septembre 2023, une «arrivée», comme disent les Ukrainiens, a d'ailleurs détruit le mythique hôtel soviétique Odessa, situé sur le port, en contrebas de l’escalier rendu célèbre par le film de Sergueï Eisenstein, le «Cuirassé Potemkine». Odessa est une cible. 200 kilomètres la séparent de Kherson, là où les combats font rage en ce moment sur la rive gauche du Dniepr, où l’armée russe tente de reconquérir ses positions perdues fin 2022. Odessa ne peut pas vivre une vie normale. C’est une ville prise en otage.
Bientôt deux ans
Et pourtant. L’impression est la même qu’à Kiev, où les sirènes des alertes aériennes retentissent ces jours-ci moins que d’habitude, malgré l’approche du deuxième anniversaire de l’agression russe, le 24 février 2022. Odessa, comme Kiev, s’habitue à détourner le regard. À ignorer cette guerre que les panneaux d’affichage, sur les trottoirs, s’emploient à garder bien visible. La plupart des affiches montrent des portraits de soldats aguerris, accompagnés d’appels à collecter de l’argent pour l’armée. À Odessa, les posters sont en outre presque tous lestés de la formule «En avant jusqu’à la victoire», et certains, presque pieux, montrent même une vierge priant pour l’Ukraine. Dans les deux villes, un couvre-feu strict demeure en vigueur de minuit à cinq heures. Mais l'apparente normalité est encore plus troublante du côté de la Mer Noire. La promenade côtière et le parc d'attractions de la plage Arcadia sont ouverts aux promeneurs. Quelques permissionnaires y viennent accompagnés de leurs épouses. Presqu'une journée d'hiver normale...
Être en guerre et vivre malgré tout est un défi que ne peuvent pas comprendre ceux qui ne risquent pas, chaque jour, de voir leur immeuble partir en flammes, ou de devoir se réfugier dans les abris toujours en fonction, dans le sous-sol de la plupart des bâtiments.
Le meilleur résumé est peut-être cette paroi de dessins, épinglés sur le mur d’un centre culturel de Boutcha, l’une des villes ukrainiennes martyres, proche de Kiev, où l’armée russe est accusée d’avoir commis des massacres et des crimes de guerre entre le 27 février et le 31 mars 2022. Les enfants ukrainiens ont dessiné des tanks et des soldats, comme d’autres, en Suisse, peignent des vaches sur les alpages. «Ils font des rêves peuplés d’obus, d’incendies et de missiles», reconnaît Livia, une institutrice de Boutcha.
Volontaire pour aller se battre
Les habitants de Kiev ne rêvent pas. Sergueï, 25 ans, est traducteur. Il aide régulièrement les journalistes de passage. Il revient d’Avdiivka, où il a vu le monde se dérober sous lui. L’horreur des tirs incessants d’artillerie, du bourdonnement permanent des drones, des blessés que les ambulances de l’armée ukrainienne tentent de récupérer en évitant les champs de mines.
Lui ne peut pas oublier cette guerre. Il veut même s’engager, dans une unité de première ligne dont il connaît le commandant. «Il ne faut pas croire que tous ces gens détournent le regard, dit-il. Il faut distinguer les habitudes qui reprennent le dessus, de l’indifférence qui est assez peu répandue. Tout le monde se sent concerné par cette guerre deux ans après. Personne, parmi mes amis ou mes proches, ne veut vivre dans un pays qui ressemblerait à la Russie de Poutine.»
A Odessa, l’escalier «Potemkine»
Sauf qu’il faut bien vivre. Surtout pour les femmes éloignées de leurs maris ou de leurs fils adultes. Et pour les jeunes de moins de 27 ans qui, selon la loi actuelle, ne sont pas concernés par la mobilisation générale. «S’il vous plaît, ne dites pas que nous oublions cette guerre. Nous vivons avec. Elle a pénétré nos maisons. Notre intimité, complète l’institutrice de Boutcha, qui nous ramène d’autres dessins d’enfants. C’est peut-être le pire au fond: on a apprivoisé l’horreur. On s’y fait. On se sait condamné à attendre tant que nous n’aurons pas les moyens de battre la Russie.»
Un saint nommé «Patriot»
On trouve tout à Kiev, comme à Odessa. Plus aucune route – sauf dans le quartier présidentiel de la capitale et aux abords des bâtiments militaires ou policiers – n’est barrée par des chevaux de frise. Les énormes blocs de ciment qui barraient les voies d’accès à Kiev au plus fort des hostilités ont été remisés sur le bas-côté. Les habitants des deux villes surfent sur internet à la recherche d’informations sur l’état de la défense antiaérienne qui, de facto, les protège du feu russe. Patriot, le nom des batteries antimissiles américaines, est vénéré comme le nom d’un saint de l’Eglise orthodoxe.
L’Ukraine vit et produit. Les poids lourds encombrent l’autoroute de Kiev à Odessa. Des stations-service flambant neuves, dont certaines du pétrolier azerbaïdjanais Socar (comme en Suisse), proposent aux conducteurs et à leurs passagers une gamme de produits plus étendue que dans beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest.
Le monde à l’envers? Mykhailo Podoliak est l’un des conseillers les plus proches du président Volodymyr Zelensky: «Il faut prendre tout ça comme la preuve de notre résistance. Les Ukrainiens ne se couchant pas devant Poutine. Le pays tient. C’est sa force.»
L’heure des soldes
Sur l’avenue Katerynnyska d’Odessa, l’heure est à la fin des soldes. Des placards scotchés sur les vitrines annoncent 50, 60, et même 90% de réduction. La vérité est que les affaires sont maigres. Peu de clients ont les moyens d’acheter les nouvelles collections de vêtements, ou les produits de luxe dont l’élite ukrainienne raffolait jusqu’à l’attaque d’il y a deux ans.
À Kiev, Sergueï Oulnikov dirige la firme immobilière turque Bosphorus. Ce Lituanien costaud d’une quarantaine d’années vit en Ukraine depuis 15 ans. Selon lui, le chantier de sa compagnie est l’un des rares à se poursuivre. Tous les autres – très nombreux avant 2022 comme le prouve l’horizon hérissé de grues – sont à l’arrêt. «Nous avons décidé de continuer parce que, justement, les Ukrainiens sont plus forts que cette guerre. Bien sûr, une partie de nos clients sont des réfugiés des oblasts de l’est chassés par les Russes. Mais ce n’est pas l’essentiel. Le point crucial, c’est la solidité de ce pays et de ce peuple. Ils tiennent.»
Or à la veille de la troisième année de guerre, le fait de tenir n’est-il pas le seul moteur qui vaille, pour continuer de résister?