Le sort de la guerre en Ukraine se joue peut-être sur Alibaba. Vous connaissez la plate-forme commerciale chinoise en ligne, fondée par le fameux Jack Ma, ce milliardaire que le régime communiste de Pékin surveille de près? Si non, demandez des conseils à Oleg, le surnom d’Olegski Asanov. A 30 ans, ce spécialiste informatique a transformé Alibaba en véritable arme de guerre contre les «Orcs», les soldats de Poutine qui gagnent ces jours-ci du terrain sur la ligne de front après la conquête d'Avdiivka, deux ans après le début du conflit, le 24 février 2022.
Oleg est l’un des fondateurs d’une des brigades secrètes de dronistes ukrainiens, la communauté «Social Drone UA», dont il me montre la page d’accueil sur Internet, et la boucle de messagerie sur Télégram. Ils sont près de trois mille à l’avoir rejoint à travers l’Ukraine. Le plus jeune a 13 ans. Le plus vieux a 77 ans. C’est en tout cas que qu’Oleg me dit. En me montrant, dans le coffre de sa voiture, les cartons de composants expédiés de Chine, via Alibaba et grâce à la miraculeuse poste ukrainienne.
Les stratèges le disent depuis que l’armée russe a lancé son assaut contre Kiev et dans l’est du pays. Jamais l’Ukraine ne pourra sacrifier autant d’hommes que Vladimir Poutine. Jamais les tranchées ukrainiennes ne pourront compter autant de cadavres ou de blessés que celles creusées par l’armée russe, si peu économe de la vie de ses soldats. La seule réplique possible, pour l’Ukraine attaquée, est donc de riposter par une guerre plus technologique. De passer des affrontements dignes de 14-18 à la guerre des étoiles, par drones interposés.
Comme à Verdun
Comparaison exagérée? Oui, car ces deux guerres se déroulent simultanément sur le front, à 800 kilomètres à l’est de Kiev. L’on y meurt comme à Verdun en 1916: sous une pluie de bombes et de missiles qui trouent les abris, pulvérisent les troncs placés en protection, transforment les hommes en chair à canon. Mais l’on y mène aussi, de part et d'autre, la plus moderne des guerres, dont les ultimes combattants sont les drones Kamikazes FPV (First Person View), pilotés avec un casque de vision en 3D, et capables de suivre leurs cibles même dans les forêts. Ces dronistes sont tellement redoutés que les tireurs d’élite des deux camps ont pour consigne de les éliminer en priorité. Ils sont les yeux et l’espoir d’une armée ukrainienne contrainte de tenir en attente de promesses de munitions et d’armes occidentales.
Alibaba n’est pas un hangar. Ni un camp d’entraînement. La plate-forme chinoise est utilisés par les Russes comme par les Ukrainiens pour s'approvisionner en drones. Mais c’est là que les milliers de volontaires de «Social Drone UA», forts de l’argent des collectes réalisées à travers le pays et des dons de particuliers, se fournissent en engins et en pièces détachées. Amazon est aussi sollicité. Comme d’autres plates-formes européennes. Oleg en rigole: «De toute façon, tout est fabriqué en Chine. Tout ce qu’on achète en ligne, les Russes l’achètent aussi. C’est une immense bataille qui se joue en ligne, avec nos cartes de crédit». Oleg me montre une à une les pièces indispensables, en fibre de carbone. Celles-ci doivent être achetées à l’étranger. Puis il me montre les photos de ses «usines», le nom donné aux imprimantes 3D qui, dans les appartements de Lviv, Kiev, Odessa et de nombreuses autres villes ukrainiennes, produisent les pièces plastiques complémentaires.
Une armée citoyenne
Une armée a besoin d’une logistique. «Social Drone UA», avec d’autres communautés similaires, joue ce rôle depuis sa création, durant l’été 2022. Une armée citoyenne. «On sait tous ce que nos drones vont faire complète le jeune informaticien, père d’une fille de huit ans. Certains vont exploser sur les positions russes, d’autres vont servir à retrouver les blessés, ou à effectuer une mission de reconnaissance. Toutes les brigades de l’armée ont nos coordonnées. Ils passent commande. On fabrique. C’est une vraie guerre industrielle où les femmes jouent un rôle crucial: elles sont des milliers à souder chez elles les circuits imprimés. Elles sont les dentellières de ce conflit».
J’ai demandé, justement, à rencontrer des femmes «dronistes». Et voilà qu’après avoir roulé une trentaine de kilomètres, puis grimpé une colline boueuse qui débouche sur une forêt en lisière d’une zone industrielle, deux sont devant moi. En tenue camouflée de combattantes. Tatiana est instructrice en pilotage de drones HPV kamikazes. Son casque de vision l’oblige à repousser à l’arrière ses dreadlocks. Le vernis rouge de ses ongles tranche sur le kaki de sa veste, le gris uniforme du ciel et la boue qui s’accroche à nos pieds. Tatiana sait frapper. Se faire exploser. S’autodétruire pour tuer. Tout cela, parfois à des kilomètres de distance. «Un drone doit être le prolongement de votre corps. Je le sens lorsqu’il vole. C’est moi qui suis à bord».
Sur l’une des cloisons de la salle de réunion où je la rencontre, dans un préfabriqué posé sur un terrain vague, la jeune femme a épinglé une photo de ses deux garçons adolescents. Ils sont à l’abri près de la frontière hongroise, chez une tante. Son quotidien à elle est celui d’une drôle de garnison, le «dronarium» dirigé par Dimitri, 56 ans. C’est là aussi que Julia opère, sur un autre modèle d’appareil télécommandé; le Mavic 3 chinois, acheté environ 2000 euros sur internet. Julia apprend aux soldats à piloter ces drones spécialisés dans la surveillance et la reconnaissance. Elle n’a pas son pareil pour les faire slalomer entre les arbres, voler à ras de terre, puis effectuer un looping pour éviter un tir ennemi. Ce que je vois n’est pas une scène de combat. J’assiste à un entraînement. Mais c’est à cela que ressemble la guerre des drones.
Drone russe ou ukrainien?
Les soldats présents au «Dronarium» me montrent les images de ce qui se passe réellement là-bas. Je l’avais vu en mai 2023, lorsque l’apparition subite d’un drone, près de la ligne de front à Novi Komar, dans l’oblast de Donetsk, m’avait projeté contre le mur d’un appentis détruit, après un sprint d’une cinquantaine de mètres. Ce drone était-il russe? Ukrainien? Qui sait ? Mais j’ai encore son bourdonnement en tête. Comme celui des drones que je vois devant moi, cachés derrière les bouleaux, puis soudain face à vous, comme des abeilles hurlantes. Dans le coffre de sa voiture, avant d’accepter d’être photographié dans un lieu anonyme, impossible à localiser, Olegksi m’a montré la maquette des bombes que ses drones emportent sous leurs hélices. Leur portée est d'environ dix kilomètres. Ces munitions explosives ont la taille d’un poing, capables de vous déchiqueter, de vous arracher un bras, une jambe…
Le «dronarium» est une forteresse peuplée de drones. Dans ses préfabriqués, des armoires métalliques contiennent des centaines d’appareils qu’il faut paramétrer, puis tester. Olegksi sourit lorsque je l’interroge sur les moyens de livraison. Qui fait parvenir aux centres d’entraînement les drones fabriqués à travers le pays? «La poste me répond-il. Elle fonctionne. Comme nos chemins de fer. On reçoit chaque jour des dizaines de cartons. J’ai compté la semaine dernière: 247 drones nous ont été livrés». S’ensuit, comme dans toute armée, la phase de vérification. Contrôler les batteries, les commandes, la qualité de la structure. Puis les faire voler. Puis…
Industriels de l’armement
«Il y a des choses que nous ne savons pas faire. Notre communauté de dronistes produit, elle ne combat pas. Nous sommes comme les industriels de l’armement. En fait, nous sommes l’industrie d’armement la plus dynamique de l’Ukraine aujourd’hui». Tatiana est, elle aussi, partie d’un éclat de rire lorsque j’ai évoqué le côté «bricolé» de leur campement, fait d’une dizaine de tentes posées en lisière de la forêt où bourdonnent les redoutables insectes électroniques. «La force de notre armée secrète est qu’elle peut surgir à tout moment. Je n’ignore pas que les Russes ont des capacités de brouillage, qu’ils sont même très bons dans ce domaine. Je sais que beaucoup de nos drones, un peu comme des soldats, vont tomber au champ d’honneur. Mais je sais qu’eux, nous pouvons les remplacer. Nos drones ne dépriment pas. Ils n’ont pas de famille». Jusqu’au moment où, derrière chaque appareil, réapparaît l’homme ou la femme qui le commande à distance.
La guerre des drones, aussi électronique et numérique soit-elle, demeurera toujours terriblement humaine.