Il y a vingt ans était signée l’initiative de Genève. Objectif: résoudre le conflit israélo-palestinien en mettant en œuvre la solution à deux États. A l’origine de cet accord, la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey.
Deux décennies plus tard, l’ex-ministre des Affaires étrangères n’y croit plus: «90% des terres entre la Méditerranée et le Jourdain sont de fait entre les mains d’Israël, force occupante», note la socialiste, dans un entretien accordé à Blick ce jeudi, et actualisé ce samedi après-midi. Mais la Genevoise «garde espoir», même si «aboutir à un Moyen-Orient plus sûr pour ses habitants demandera beaucoup de renoncements et beaucoup de volonté».
Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, «totalement cruelle et injustifiable», «la parole est aux armes» et une catastrophe humanitaire est à craindre à Gaza, déplore l’ancienne ministre des Affaires étrangères. Micheline Calmy-Rey appelle toutes les parties à respecter le droit international et à épargner, le plus possible, les populations civiles.
Le temps de la diplomatie viendra, prédit l’ex-présidente de la Confédération, qui a notamment œuvré sur place pour la libération du soldat israélien Gilad Shalit en échange de 1027 prisonniers palestiniens, en 2011. Pour Blick, la professeure invitée de l’Université de Genève a aussi accepté de plonger dans ses souvenirs et de lâcher une ou deux confidences. Interview.
Micheline Calmy-Rey, si vous étiez encore ministre des Affaires étrangères, auriez-vous poussé pour que la Suisse inscrive le Hamas sur la liste des organisations terroristes interdites?
Il appartient au Conseil fédéral de décider. Il a mandaté une task force pour examiner dans quelles conditions cela pourrait être fait.
Vous ne souhaitez pas vous prononcer?
Je comprends et j'approuve la démarche. L’attaque du Hamas est totalement cruelle et rien ne peut la justifier. Le Hamas ne figurant pas sur la liste des organisations terroristes des Nations Unies, la Suisse ne l’avait pas interdit. Il appartiendra au Conseil fédéral de définir l’intérêt pour la Suisse de qualifier le Hamas d’organisation terroriste. Jusqu’ici, il avait toujours argumenté qu’il était nécessaire de garder un contact direct avec le Hamas, pour pouvoir négocier la libération d’otages, par exemple, et qu’une inscription comme organisation terroriste pourrait compliquer le dialogue.
Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Israël et à Gaza?
Israël a été attaqué de façon cruelle. Les actes commis par le Hamas génèrent une inquiétude existentielle pour l’État hébreu, État refuge pour la communauté juive. Le gouvernement israélien est placé dans une position où il est obligé de répondre très fortement et militairement. D’où sa réponse très, très dure et sa décision d’assiéger Gaza, sans laisser entrer ni électricité, ni eau, ni moyens de subsistance.
Vous êtes inquiète?
On sait que Gaza produit seulement 10% son alimentation, 37% de son électricité. En temps normal, 60% des habitants ont besoin d’aide humanitaire et 70% des marchandises entrées passent par Israël. Donc la situation humanitaire à Gaza est catastrophique et risque bien d'empirer ces prochains jours.
On entend des appels à respecter le droit international. Vous y joignez votre voix?
Évidemment. Ces appels sont importants même s’ils ne sont pas toujours entendus. Les actions du Hamas sont inacceptables du point de vue du droit international humanitaire. Quant à la réaction d’Israël, elle se doit d’être proportionnée et en accord avec le droit international humanitaire.
Vous avez l’impression que c’est le cas?
Le droit international humanitaire interdit de toucher à des civils et demande de les protéger. Or, en Israël et dans la bande de Gaza, nombre de civils sont décédés ou ont été blessés, parfois brutalement. Les deux camps pourraient être accusés de crimes de guerre, selon des spécialistes en droit international.
Pour comprendre le conflit, il faut contextualiser. Quel est le contexte qui a mené à la guerre actuelle?
Depuis 1967, des pans entiers de la Cisjordanie ont été l’objet d’une annexion larvée à travers une politique de colonisation devenue très agressive. De l’autre côté, il y a une autorité palestinienne affaiblie et une montée du Hamas, qui symbolise l’idée de résistance à l'occupation, et se radicalise. Mais, selon une opinion largement partagée, c’est la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël qui aurait déclenché la situation actuelle. Ce qui se passe va affaiblir, voir annihiler cette normalisation. Aujourd’hui, le sort des Palestiniens est à nouveau au cœur des préoccupations de l’Arabie saoudite.
Amnesty International parle d’un apartheid en Israël et dans les territoires occupés. C’est ce que vous constatez aussi?
La réalité du terrain montre l’existence d’un Etat unique, Israël: 90% des terres entre la Méditerranée et le Jourdain sont de fait entre les mains d’Israël, force occupante aux yeux du droit international. Aujourd’hui, les Palestiniens ne sont pas traités de la même façon que les Israéliens sur l’ensemble du territoire, territoires palestiniens occupés compris. C’est un enjeu.
Vous avez une connaissance du terrain et êtes une fine analyste géopolitique. A votre avis, combien de temps va durer cette guerre?
Difficile à dire. Si les réactions d’Israël sont très fortes et marquées, ça pourrait inciter des groupes comme le Hezbollah à intervenir. Mais, pour le moment, ce qu’on voit, c’est que le gouvernement israélien et le Hezbollah restent prudents. Malgré tout, il y a un certain nombre d’intérêts internationaux autour de ce conflit.
Lesquels?
C’est intéressant de voir la réaction du Sud global. L’agression russe en Ukraine a été l’occasion de voir émerger de nouvelles fractures internationales, qui apparaissent également avec l’attaque du Hamas.
Comment se dessinent ces fractures?
Aujourd’hui, la condamnation sans réserve de la part du camp occidental et son soutien très fort à Israël sont partagés par l’Inde ou l’Argentine. Mais la Chine, la Russie, l’Égypte et la Turquie adoptent des positions d’équilibre, appellent au calme sans parler de responsabilités. Et puis, vous avez des pays du Sud, du Liban à l’Afghanistan, avec l’Algérie et la Tunisie, qui se prononcent sans réserve en faveur des Palestiniens.
Quelles sont les implications concrètes de ces nouvelles fractures?
Du côté des Nations unies, le Conseil de sécurité se révèle impuissant à prendre des décisions, à condamner les violations du droit international. C’est d’ailleurs une mauvaise nouvelle pour la Suisse, dont la politique de sécurité ne repose pas seulement sur ses capacités propres d’armement et de défenses, mais aussi sur des règles communes et le multilatéralisme.
Risque-t-on de voir tout le Proche-Orient s’embraser? Quid d’une guerre Israël-Iran?
Il est clair que l’Iran est impliqué et veut éviter que les États arabes continuent de se rapprocher d’Israël. Mais on peut se poser franchement la question: l’Iran a-t-il vraiment un intérêt à voir une nouvelle guerre au Moyen-Orient? Et ce alors qu’il s’efforce de sortir de son isolement, qu’il a pu récemment négocier un échange de prisonniers avec les Etats-Unis?
Peut-on espérer la paix un jour?
Jusqu’ici, on a géré le conflit à bas bruit et favorisé le statu quo en pensant que ce conflit israélo-palestinien se réglerait de lui-même. Résultat, la parole est aux armes. On peut vouloir éradiquer le Hamas, on peut raser Gaza, mais on n’éliminera pas l’idée d’une résistance à l’occupation. Nombre de jeunes gens sans avenir sont convaincus par cette idée de résistance.
Vous avez promu la solution à deux États à travers l’initiative de Genève, en 2003. Est-elle encore possible?
Je suis préoccupée quand je vois que tout le monde se gargarise avec la solution à deux États, qui est réduite à une discipline de langage qui arrange tout le monde.
Et quand on regarde une carte aujourd’hui, on voit que les territoires palestiniens, notamment en Cisjordanie, ont fondu comme neige au soleil.
En effet: ça va être difficile de faire un Etat avec ce qui reste du territoire de la Palestine. Mais, je garde espoir. Différents laboratoires d’idées réfléchissent à de nouvelles solutions, comme la création d’une confédération.
Quelles seront selon vous les conditions préalables à une paix durable?
Différents problèmes concrets se posent: le statut de Jérusalem, les colonies, le droit au retour des réfugiés palestiniens, … Il faudra les régler. Aboutir à un Moyen-Orient plus sûr pour ses habitants demandera beaucoup de renoncements et beaucoup de volonté.
Vous vous êtes rendue en Israël et dans les territoires occupés à plusieurs reprises. Quels souvenirs en gardez-vous?
J’ai notamment été sur le terrain parce que la Suisse avait maintenu ouvert des canaux de discussion avec les groupes extrémistes. Par exemple, en 2011, nous avons négocié l’échange de prisonniers qui a mené à la libération de 1027 Palestiniens contre celle du soldat israélien Gilad Shalit. Je m’y suis toujours rendue avec un objectif de réconciliation et pour chercher des solutions à des problèmes tout à fait concrets.
Comment se sent-on, en tant qu’être humain, quand on négocie pour faire libérer des otages ou pour permettre un échange de prisonniers?
La diplomatie, c’est avoir de la patience et avancer avec prudence, tout en gardant le cap. Un exercice extrêmement difficile, qui peut durer des mois. Et ce, sans garantie de succès.
Les nerfs doivent être mis à rude épreuve.
Évidemment que ça joue sur vos nerfs. Vous êtes face à des enjeux et des objectifs qui mettent en jeu des vies humaines…
Comment faisiez-vous pour ne pas être tétanisée?
On fait simplement son travail. On ne se laisse pas submerger par les émotions. On se concentre sur les solutions concrètes. C’est quelque chose que les Suisses savent d’ailleurs très bien faire. Parce que les Suisses négocient constamment, à tous les niveaux de la démocratie fédérale. Et quand on cherche des compromis, on devient créatif. C’est un exercice qui est prenant, stressant, mais qui vaut la peine d’être mené.
Vous avez obtenu des victoires, avec les otages suisses en Libye, en Israël-Palestine…
… entre la Fédération de Russie et la Géorgie, aussi. A la fin d’une négociation réussie, on ressent un grand soulagement.
On peut imaginer que, dans ces moments-là, on ressent une fatigue extrême, un vide, que des larmes peuvent couler.
Oui, tout ça peut arriver, et m’est arrivé, bien sûr.
Y a-t-il un moment particulier où vous avez lâché une larme?
Quand j'ai atterri à Zurich après avoir sorti le dernier otage suisse de Libye. C’était le résultat d’une année et demie de négociations avec un régime voyou, celui de Monsieur Kadhafi. Autre anecdote: une fois la médiation entre l'Arménie et la Turquie terminée, après un «ok» des deux parties, j'ai passé quinze jours au lit avec une grosse grippe!