Ils rient. Ils dansent. Ils passent leurs journées à peindre et à créer. Ils ne veulent pas parler de Zelensky, et encore moins de celui qui terrorise leur ville: Vladimir Poutine. Vassili, Yolokov 33 ans, et sa compagne Lera, 50 ans, sont deux soleils dans la grisaille d’Odessa.
Tous les deux sont peintres. Vassili a déjà exposé et vendu dans des galeries européennes. Sa mère âgée l’a rejoint au bord de la mer Noire pour y être «plus en sécurité». Ces deux artistes sont l’Ukraine que l’on aimerait rencontrer tous les jours, en ce sale week-end marqué par le deuxième anniversaire de la guerre déclenchée par l’armée russe, le 24 février 2022. Leur douce folie est le vent le plus frais qui peut souffler sur ce pays assiégé. Leur atelier, encombré de toiles et de peintures, délabré, est le plus créatif de tous les bunkers.
Une guerre se raconte d’abord sur le front. Avec les soldats. Au milieu des combats. Elle peut aussi se raconter avec ceux qui refusent sa logique de terreur, de mort et de larmes qui étreint presque toutes les familles. Vassili et Lera rigolaient autour d’une soupe de poissons et d’une friture d’anchois, lorsque je les ai croisés ce samedi à la Véranda, l’un des rares cafés ouverts sur la place de Lanzheron, où Staline aimait, paraît-il, venir flâner jadis.
Elle, cheveux roux et tenue digne d’une magicienne dans un roman de Harry Potter. Semi-gothique, semi-féerique. Une menotte dorée en guise de bracelet. De grosses lunettes noires posées sur le nez. Lui, visage efflanqué, les doigts jaunis par ses cigarettes roulées. Ils parlaient en russe. Ils regardaient la mer grise, et les trois cargos vraquiers en train d’attendre leur entrée au port, dans le fameux couloir maritime «libéré» par l’armée ukrainienne à force de frappes réussies sur les navires russes de la Mer Noire. Enfin de la joie! Enfin l’illusion que malgré la guerre, le cœur d’une autre Ukraine, alternative, rebelle, créative, dingue parfois, continue de battre.
Leur bohème
Vassili et Lera la détestent, cette guerre. Elle les prive de la vie de bohème qu’ils rêvaient de mener et à laquelle, tant bien que mal, ils se raccrochent, en fredonnant la chanson d’Aznavour. Lera peut voyager. Vassili, mobilisable, ne le peut pas. Lui a connu Berlin, Paris, Amsterdam, Bucarest. Elle, qui a grandi à Potsdam, dans l’ex-RDA où son père était officier dans l’armée rouge, revient juste d’un séjour en Pologne.
Lera rejette la guerre, mais est prête à la faire. Elle saurait se battre s’il le faut, et si «Poutine venait jusqu’ici nous prendre notre ville, notre maison, notre atelier et nos rêves». Lera la magicienne se verrait bien sniper, tireuse d’élite. Elle croit savoir que les meilleurs snipers de l’armée ukrainienne sont plutôt bien payés. Vassili, assis juste en face d’elle devant sa bière, lui fait signe d’arrêter de dire n’importe quoi.
Tous deux n’ont pas d’enfants. Lera n’aime d’ailleurs pas ces jeunes mères ukrainiennes affairées à promener leurs chérubins, souvent seules, car le mari est loin, au front: «Elles devraient savoir qu’il n’y a pas d’avenir. Ce monde sera de toute façon trop dur pour ces gamins. Je les plains» lâche-t-elle, avant de sortir sur la plage.
L’écume de la mer Noire
Il ne faut pas aimer la mer pour apprécier le sable d’Odessa. Les vagues ne sont qu’écume. L’eau est grise. La plage est sale. Tout est cassé. Les jetées de béton sont décharnées. La rouille assiège chaque morceau de métal. Cette ville ne ressemble plus guère à son histoire, sauf dans les rues du centre-ville et devant l’opéra majestueux qui rendait autrefois jaloux Paris.
Odessa était sur le point de connaître un boom immobilier et balnéaire lorsque l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine, en 2014, a sonné le glas des premiers espoirs. Dix ans plus tard, la chape de plomb de la guerre s’est abattue. Elle est là, cette chape, dans l’atelier du couple, au numéro 6 de la rue Pokrovski. Elle étouffe tout dans cet atelier que Vassili a surnommé «l'atelier Bouffon» après son passage en France, avant le Covid. Elle explique la couleur rouge sang qui dégouline sur le corps des femmes.
Vassili aime les nus. La première toile qui nous accueille, dans son bunker artistique, est une paire de fesses aussi rebondie qu’étonnante, dans un pays où le conflit a tué toute sensualité. «Cette guerre va-t-elle se terminer? Je ne le crois pas, se lamente l’artiste. C’est pour ça que l’on doit continuer à faire la fête. Chaque jour qui passe est une victoire.»
Elle boit le gin au goulot
Lera a sorti de son sac une bouteille de gin. Elle boit au goulot, comme leur ami marchand de tableaux venu les retrouver. Lui s’occupe d’exporter leurs toiles, de les vendre sur internet via une boucle Telegram. L’Internet est le territoire des artistes ukrainiens. Leur ultime refuge alors qu’à tout moment, une bombe ou un missile peut réduire en cendres leur repère.
La dernière toile de Vassili représente l’Opéra d’Odessa dans un déluge de couleurs criantes. Une explosion de vie. Lui s’est représenté comme il le fait toujours dans ses toiles: par un petit chat au premier plan. Un chat qui regarde, au-dessus de la ville, un arc-en-ciel en train de pénétrer deux nuages en formes de fessier. «Tant que je peins, je vis. Tant que nous provoquons, nous sommes vivants», sourit Vassili. Leur révolte est un autre combat: celui d’une âme ukrainienne libre, impertinente et déjantée. Celle que tous les Poutine de la terre rêvent d’asservir et de museler.