Assez! Assez de ces appels à demeurer aux côtés de l’Ukraine agressée par la Russie, le 24 février 2022. Assez de ces combats horribles sur nos écrans. Halte au vocabulaire anti-russe alors que le retour de la paix doit être notre seul objectif. Assez de ces attaques contre Vladimir Poutine, ce président aussi impitoyable qu’incontournable pour nous, Européens.
Assez! Voilà ce que j’entends de plus en plus, en Suisse, en France et en Allemagne, après deux ans de guerre. Et voilà ce que les Ukrainiens rencontrés à Kiev et à Odessa – d’où j’écris ces lignes dans une nuit tranquille qui peut à tout moment être trouée par une bombe, un missile ou un drone – redoutent de devoir de plus en plus écouter dans la bouche de leurs alliés.
Au lieu d’argumenter en faveur du soutien à l’Ukraine, je vais donc vous décrire ce que j’ai vu ici en quelques heures, vendredi soir à Odessa, sur l’avenue Katerinska, avant le couvre-feu.
J’ai vu de jeunes ukrainiennes gothiques qui ne comprennent toujours pas pourquoi Vladimir Poutine dit que leur pays est infesté de néonazis résolus à détruire la Russie éternelle.
J’ai vu une serveuse de bar dont le frère est à l’armée, près de Robotyne, qui collecte chaque soir des vêtements chauds et de l’argent pour envoyer aux soldats qui combattent avec lui dans les tranchées de ce point chaud du front.
Grand hôtel Odessa
J’ai vu un riverain du port me raconter comment le grand hôtel Odessa de l’époque soviétique, au pied de l’escalier mythique du Cuirassé Potemkine, a explosé en septembre 2023 sous l’effet d’une frappe russe.
J’ai vu une journaliste locale, mariée à un italien resté à Odessa depuis le déclenchement de la guerre, me dire dans un restaurant que Volodymyr Zelensky doit être à la fois remercié et critiqué. En parlant haut et fort de la corruption rampante.
J’ai vu, sur un mur du centre-ville couvert d’affiches dessinées par les étudiants des Beaux-Arts, des caricatures hilarantes de Vladimir Poutine, mais aussi de Zelensky et de l’ex-chef d’état-major ukrainien Valeri Zaloujny.
L'OTAN et la guerre russe
J’ai vu, dans le jardin d’un immeuble Art Nouveau typique d’Odessa, deux jeunes qui passent leur temps à former les soldats aux secours d’urgence, et qui reconnaissent que l’OTAN a très mal anticipé la manière russe de faire la guerre.
J’ai vu des visages interloqués lorsque j’ai expliqué – dans un centre d’affaires de cette ville qui règne depuis des siècles sur le commerce de la mer Noire – que l’Ukraine ne peut pas être, comme ça, intégrée dans l’Union européenne. Et qu’elle ferait mieux, peut-être, de ne pas y entrer.
J’ai vu des amis échanger en russe dans le hall du théâtre municipal où l’on jouait ce soir une comédie musicale, puis m’avouer sans honte que leur Ukrainien laisse encore à désirer.
J’ai vu des drapeaux européens sur de nombreuses façades.
J’ai vu la fatigue de la guerre, l’épuisement des soldats permissionnaires, l’angoisse d’être lâchés par les alliés sans lesquels ce combat inégal est ingagnable.
La mobilisation fait peur
J’ai vu deux villes où la propagande du gouvernement bat son plein, où la mobilisation fait peur, mais où personne ne craint de s’exprimer et de parler à des étrangers.
Je n’ai jamais vu d’agressivité à l’évocation de la Russie comme pays ou comme peuple, sauf pour me dire que «Poutine les a rendus fous».
Alors, j’avoue que j’en ai assez, en cette nuit de deuxième anniversaire de la guerre la plus effroyable survenue sur le continent européen depuis 1945, d’entendre dire que l’Ukraine ferait mieux de négocier sans conditions avec Poutine, ou que Zelensky est, lui aussi, un dictateur.
Je vous écris d’Odessa parce qu’ici, les Ukrainiens croient simplement aux promesses qui leur ont été faites, à coups de grandes tirades sur la défense de la démocratie.
Et que le monde entier regarde deux ans après si nous, Européens et démocrates, sommes capables de les tenir.