La guerre de la Russie contre l’Ukraine est aussi une cyberguerre. Et sur le champ de bataille numérique, Moscou aurait les pays soutenant l'Ukraine dans sa ligne de mire.
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En première ligne: les élections. Cela fait bien longtemps que le Service de renseignement de la Confédération (SRC) se demande s’il y a des influences et des manipulations. Un nouveau rapport du SRC affirme qu'à ce sujet, les citoyens suisses peuvent se rassurer: il est peu probable que la Russie tente d’influencer les élections fédérales de l’année prochaine, écrivent les services secrets dans ce document confidentiel que Blick a pu consulter.
Mais ce n’est toutefois pas une raison pour lever l’alerte, poursuivent-ils. Moscou tente manifestement de saper les processus démocratiques dans d’autres Etats. Et ce, à l’aide de l’infrastructure suisse. «Le SRC estime probable que des serveurs situés en Suisse soient utilisés pour de futures cyberattaques contre d’autres élections occidentales.» Ce qui sape la souveraineté de la Suisse, concluent-ils.
Mélange de désinformation, propagande et cyberattaques
Avec la guerre en Ukraine, les possibilités de la Russie d’influencer les Etats occidentaux par des moyens politiques ou économiques ouverts se sont amenuisées. «C’est pourquoi le SRC estime qu’il est très probable que ce pays continue, même après la césure que représente la guerre, à manipuler la politique dans les pays occidentaux par des activités d’influence telles que l’influence électorale, poursuit le rapport confidentiel. Pour ce faire, elle continuera à miser sur un mélange personnalisé de désinformation et de propagande, sur des cyberattaques, sur des personnes, des groupes et des institutions instrumentalisés et probablement aussi sur de nouveaux moyens».
L’ingérence dans les élections serait pour la Russie un moyen d’atteindre l’objectif général d’affaiblir la communauté des Etats occidentaux. Les services secrets sont formels: même si cette influence ne change pas le résultat d’une élection, «elle délégitime en partie la prise de décision démocratique et donc le modèle libéral-démocratique 'occidental'».
Miner le système
Des ordinateurs suisses pourraient-ils être utilisés dans ce cadre? Tout à fait, selon le programmeur et conseiller national Vert’libéral Jörg Mäder, qui évalue que ce scénario est «tout à fait plausible». «Je peux imaginer que des serveurs puissent par exemple être loués en Suisse via une société écran, dans le but de dissimuler l’origine de la propagande», explique le Zurichois.
Markus Christen est l’un de ceux qui s’occupent précisément de cette question. Il dirige la Digital Society Initiative à l’université de Zurich et mène notamment des recherches sur l’éthique des systèmes de communication, l’intelligence artificielle et la cybersécurité. «Pensons aux trolls des médias sociaux ou aux programmes qui génèrent automatiquement des entrées qui énervent tout le monde. Ces actions doivent bien passer par une certaine infrastructure», s'exclame-t-il.
Il est possible que des différences juridiques par rapport à l’Union européenne rendent les serveurs suisses dignes d’intérêt, avance le chercheur. Ou alors les services russes concentrent de plus en plus leurs activités en Suisse parce que d’autres Etats européens ont expulsé plusieurs de leurs diplomates russes.
«Saper la confiance des électeurs»
Mais comment ces campagnes de désinformation pourraient-elles influer sur un vote? Les électeurs ne retournent en général pas si facilement leur chemise. «On ne vote bien sûr pas soudainement pour un autre parti, reprend Markus Christen. Par contre, de telles actions peuvent aider à saper la confiance des électeurs vis-à-vis de leur système politique.» Ainsi, l’enveloppe de vote ne serait pas différente, mais il n’y aurait plus d’enveloppe du tout: cette désinformation aurait pour effet de faire monter le taux d’abstention.
En juin, Microsoft a publié une étude détaillée sur les combats online de la Russie. De nombreuses opérations de cyberinfluence russes ne seraient pas rendues publiques ou passeraient carrément inaperçues, s’inquiète le géant de l’informatique. Outre les cyberattaques dévastatrices sur des cibles en Ukraine et l’espionnage à grande échelle, la stratégie aurait pour but de saper l’unité occidentale.
Attaques contre Annalena Baerbock
Et Moscou opérerait à long terme. Pour le service de renseignement suisse, c'est certain: la Russie a tenté dès 2021 en Allemagne de manipuler les résultats des élections en sa faveur par le biais d’un matraquage médiatique et de cyberattaques, pointe-t-il du doigt. Les réseaux de propagande auraient notamment pris pour cible l’actuelle ministre des Affaires étrangères des Verts, Annalena Baerbock. Des tentatives d’intrusion dans les comptes de messagerie de politiciens et de partis auraient également eu lieu. Les agresseurs étaient en relation avec le service de renseignement militaire russe GRU, accuse le SRC.
Quelles sont les futures cibles? Les services secrets ne citent aucun nom dans le document. «Le SRC estime que les Etats ayant une influence moyenne à grande sur la politique européenne ou mondiale, un système électoral vulnérable (plutôt des élections au scrutin majoritaire) ainsi qu’une liste de candidats fortement polarisée par rapport aux affaires importantes pour la Russie constitueront des cibles opportunes pour les manipulations électorales de la Russie.»
Même sans indication explicite des analystes, des regards inquiets se tournent vers le sud. Le 25 septembre, l’Italie votera. La droite de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remporter le scrutin. Alors que la «post-fasciste» soutient le cours occidental du gouvernement encore en place, ses alliés sont dans une tout autre position. Le chef de la Lega, Matteo Salvini, remet publiquement en question les sanctions contre la Russie. Et l’éternel Silvio Berlusconi se flatte de son amitié avec l’autocrate russe Vladimir Poutine.
Empêcher la cyberguerre en Suisse
L’enjeu est donc de taille. Et pour de nombreux parlementaires suisses, l’idée que Moscou essaie d’influencer de telles élections via la Suisse est insupportable. «En tant que pays neutre, la Suisse doit empêcher la cyberguerre sur son territoire!», tonne Fabian Molina, membre du PS chargé des affaires étrangères. «Les autorités doivent tout mettre en œuvre pour que le plan russe n’aboutisse pas», assène le conseiller national.
Gerhard Andrey, conseiller national vert, abonde aussi dans ce sens. «Le SRC doit s’éloigner de la surveillance des citoyens et se concentrer beaucoup plus sur un contre-espionnage efficace», tance-t-il. «Nous savons que la Suisse est un pays attractif pour l’espionnage classique. Cela vaut bien entendu aussi pour les opérations dans l’espace numérique», explique le Fribourgeois.
Celui qui est également programmateur informatique pense notamment aux diplomates de l’Est accrédités en Suisse. Selon la Confédération, il est très probable que des agents russes agissent directement depuis la Suisse, poursuit-il. «Ils disposent ici de l’infrastructure technique nécessaire, sans qu’il soit nécessaire d’accéder aux ordinateurs locaux depuis l’étranger.»
«La Suisse devrait aussi expulser ces personnes»
Or, si la Suisse devient de plus en plus le point de départ de tentatives de manipulation et de cyberattaques, la réputation du pays en pâtira, argumente encore Gerhard Andrey. Dans ce contexte, il faut noter que d’autres Etats européens ont expulsé à tour de bras des collaborateurs d’ambassades russes. «Et beaucoup d’entre eux semblent avoir atterri en Suisse. En cas de soupçon d’espionnage, la Suisse devrait aussi expulser ces personnes», assène encore le conseiller national des Verts.
Interrogée par Blick, une porte-parole du service de renseignement explique que le SRC ne s’exprime généralement pas sur ses activités et procédures opérationnelles. Elle reconnaît toutefois que «la Suisse, en tant qu’Etat européen et membre de la communauté de valeurs occidentale, est bien la cible d’activités d’influence dirigées contre les sociétés occidentales et qui portent la narration russe.»