Son témoignage est exclusif. Il nous fait pénétrer dans l’univers très secret des grandes manœuvres numériques destinées à faire dérailler le fonctionnement de nos démocraties. André Gattolin est un ancien sénateur français de la majorité présidentielle. Il est, de longue date, engagé dans la dénonciation des ingérences étrangères en provenance des puissances autoritaires, à commencer par la Chine. Alors que la campagne pour les élections européennes du 9 juin bat son plein, il affirme être visé par la Chine, comme d’autres parlementaires. Un cas français qui devrait faire écho dans d’autres pays, notamment en Suisse.
André Gattolin, vous avez été, lors de vos deux mandats au Sénat (2011-2023), l’un des parlementaires français les plus actifs pour dénoncer les ingérences chinoises. Vous affirmez aujourd’hui être une cible de la Chine? Vous en avez la preuve?
Affirmatif! Depuis trois ans, je suis la cible d’attaques ciblées de hacking de mes données par des groupes de hackers liés au ministère de la Sécurité chinois. En 2021, mon adresse institutionnelle au Sénat a été attaquée et plusieurs spywares (ndlr: des logiciels espions) ont été introduits à mon insu dans mon ordinateur professionnel par le groupe APT31, bien connu des services spécialisés. En 2023, c’est ma messagerie personnelle contenant plusieurs dizaines de milliers de mails sur plus de vingt ans qui a été absorbée par un autre commando de hackers chinois, Storm 0558.
Les autorités chinoises connaissent à présent mieux ma vie que mes propres enfants! Dans ces deux cas, j’ai déposé plainte auprès du Tribunal judiciaire de Paris spécialisé dans la lutte contre la cybercriminalité. Je dispose de très nombreuses preuves et je devrais être à nouveau et prochainement auditionné à ce sujet. Lors du procès stalinien intenté en ce moment même à Hong Kong par le pouvoir chinois à Jimmy Lai (le magnat des médias hongkongais prodémocratie), mon nom a été cité avec huit autres parlementaires de différents pays occidentaux comme agent étranger et co-conspirateur lors des soulèvements hongkongais de 2019… Je suis certainement en France l’une des personnalités politiques le plus ouvertement espionnées par les autorités chinoises.
Les menaces numériques chinoises sont-elles sous-évaluées? Notre fonctionnement démocratique est-il beaucoup plus vulnérable qu’on ne le pense?
Oui, globalement. Même si nos services d’État ne cachent pas la réalité. Dès 2022, les responsables de l’ANSSI, l’agence française chargée de débusquer les pirates informatiques, déclaraient que plus de la moitié des grandes cyberattaques subies par notre pays en 2021 étaient attribuables à la Chine, assez nettement devant celles de la Russie. Mais il y a en la matière ce que j’appelle un plafond de verre. Cette réalité ne percole pas au niveau politique.
Ceci s’explique sans doute par le fait que les attaques chinoises ne sont généralement, contrairement à celle des Russes, des attaques pour détruire un système informatique ou demander une rançon. La Chine se contente, via ses hackers, d’aspirer les données d’élus ou de personnalités telles que moi à des fins d’espionnage discret, de surveillance ou d’utilisation pour alimenter ses supercalculateurs et ses développements en Intelligence artificielle. Devinez pour faire quoi: tous nos contacts sont scrutés, disséqués et exploités pour mieux réprimer.
Beaucoup d’observateurs français estiment que la Chine doit absolument être ménagée pour faire contrepoids à la Russie. Bref, qu’il n’est pas judicieux de s’en prendre à Pékin comme vous le faites. Que leur répondez-vous?
Cette ritournelle d’une Chine «amie» ou «partenaire» est très ancienne dans les milieux économiques et politiques français de droite comme de gauche. Elle est encore plus présente alors que le président chinois Xi Jinping est attendu en France début mai. Mais regardons les choses en face: Xi Jinping n’a aucune intention de prendre ses distances à l’égard de Vladimir Poutine, bien au contraire. Pendant longtemps nous avons été aveugles concernant les menaces que faisaient peser les dirigeants russes et chinois.
Depuis la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, nous faisons mine de découvrir la véritable nature du régime russe. Gros progrès. Nous ne sommes plus aveugles, nous sommes simplement borgnes. Nous faisons mine de rien concernant Pékin. Nous sommes borgnes et myopes: nous ne voyons que d’un œil et à une distance de quelques mètres. Nous ne voyons pas ce qui se profile dans une Chine maîtresse du temps long et des horizons ambitieux.
Le Chancelier allemand Olaf Scholz est arrivé en Chine ce dimanche pour une visite de trois jours. L’Europe reste-t-elle prisonnière de ses intérêts économiques avec Pékin?
Évidemment, mais pas seulement. Au nom de la maximisation des profits, nous avons laissé, comme d’autres, notre pays se désindustrialiser au profit des pays émergents et de la Chine en particulier. Nous sommes passés du statut de pays producteur au statut de pays consommateur et commerçant. Nous avons incité nos entreprises à délocaliser au prix d’un transfert de technologies qui s’opère d’ailleurs souvent de manière illégale. Nous ne sommes plus une puissance majeure.
Pour boucler le budget annuel de l’État, nous comptons excessivement et chaque année sur des contrats commerciaux providentiels avec la Chine. Mais depuis deux ans, Taïwan investit plus en France que la Chine. C’est un changement de donne que nous refusons d’admettre officiellement. Les intérêts économiques ne sont pas les seuls à peser dans notre politique à l’égard de la Chine. Les responsables français continuent à se penser en grand acteur de la scène politique internationale en raison de notre siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Nous feignons de parler d’égal à égal avec les États-Unis, la Russie et cette grande puissance montante qu’est la Chine. Il faut avoir le courage d’admettre que cela relève davantage du roman national que des faits…
La Chine, ennemi numérique numéro 1?
Sur les réseaux, la Russie, c'est action directe et la Chine, c’est action discrète. Mais la récolte d’informations sensibles par les Chinois est sans doute bien plus grande. La Chine suit de près les méthodes et les instruments cyberdéveloppés par le régime russe, mais ils ne sont ni dans le «copier-coller», ni à la traîne des techniques russes. En bien des points, ils sont même très en avance sur celui-ci. Et pas seulement en matière d’usage de l’IA ou de création de médias de masse internationaux comme TikTok.
Nous avons l’impression que la Chine est moins active que la Russie en matière de désinformation, d’utilisation des réseaux sociaux et d’ingérences électorales. Là encore, c’est un pur effet de prisme. Vu d’Europe, la Russie semble nettement plus active dans ces domaines car nous sommes pour eux une cible immédiate. En réalité, au niveau mondial, la Chine est bien plus active notamment en Asie mais aussi en Afrique. Notre européocentrisme forcené et notre autosatisfaction démesurée ne nous aident pas à voir clair et à anticiper.
A lire en complément de cet entretien: le livre très documenté du journaliste du Monde Martin Untersinger, «Espionner, mentir, détruire – Comment le cyberespace est devenu un champ de bataille» (Ed. Grasset)