Les récits personnels ont un énorme avantage sur les essais géopolitiques: ils vous racontent l’histoire à la première personne, et vous font pénétrer dans l’intimité de ces institutions que l’on cite souvent, en particulier à la lumière des crises actuelles, de la guerre en Ukraine à celle de Gaza. Diplomatie, armée, OTAN, Union européenne, … Comment ces structures vivent? Qui les composent? Et comment sont formés ceux qui en assurent le commandement et la direction, dans cette période de chocs géopolitiques provoqués par Vladimir Poutine ou le Hamas, pour ne citer qu’eux?
Guillaume Ancel est un ancien officier de l’armée française souvent interrogé par les médias. Je l’interroge régulièrement sur la situation militaire en Ukraine, et son blog «Ne pas subir» est une bonne source pour qui cherche à comprendre ce conflit. Son intelligence, toutefois, est de n’avoir pas rédigé un énième livre d’analyse sur les rapports de force en présence, et de se garder de multiplier les conjectures, parfois contradictoires.
C’est de lui et de «son» armée que cet ex-lieutenant-colonel, spécialisé dans les missiles, a choisi de parler. A travers trois années fondatrices: celles qu’il a passées, comme tous les officiers français de l’armée de terre (environ 120'000 hommes, tous professionnels), à l’école de Saint-Cyr Coëtquidan, où des aspirants officiers suisses sont régulièrement envoyés pour étudier et apprendre le métier des armes.
Un récit écrit au passé
«Saint-Cyr, à l’école de la Grande Muette» est un récit écrit au passé. Guillaume Ancel nous plonge dans l’intimité des chambrées, des manœuvres, des exercices, puis des premiers pas sous l’uniforme, y compris lors du traditionnel défilé du 14 juillet. Intéressant, au moment où Emmanuel Macron répète que l’armée française doit se préparer à tous les scénarios, et que le déploiement de forces européennes sur le sol ukrainien ne peut pas être exclu.
Bien sûr, l’auteur a depuis longtemps quitté Saint-Cyr, cette école située dans le sud de la Bretagne, proche de la légendaire forêt de Brocéliande. Il y était voici bientôt quarante ans, presque un demi-siècle. Mais les choses ont-elles vraiment changé?
Le fait le plus frappant, à lire ce livre, est la coupure qui existe entre l’armée française et la société. Vue de Suisse, où l’armée de milice est la règle, avec ses recrues en uniforme dans les trains en partance pour les journées d’instruction militaire, cette réalité étonne. Elle pose surtout une question en ces temps troublés: la professionnalisation de l’armée, décidée en France par Jacques Chirac en 1996, est-elle la bonne option?
La question de la conscription
Lorsque Guillaume Ancel est à Saint-Cyr, dans les années 80, la conscription existe encore en France. Sauf que personne n’en parle parmi les élèves officiers. L’armée est un monde à part qui tourne sur lui-même. L’auteur a une formule qui en dit long: «L’esprit bonapartiste qui règne sur Coëtquidan.» On y cultive la culture du chef. Guillaume Ancel, retourné à la vie civile depuis deux décennies, y découvre la compétition permanente entre jeunes gradés. La phrase clé de son livre, qui a sans doute nourri son titre, est celle-ci: «Saint-Cyr constituait pour moi un contre-exemple: un implacable mélange d’autoritarisme et de silence.»
J’ai lu cet ouvrage à la lumière des déclarations répétées d’Emmanuel Macron sur la nécessité de préparer les armées européennes à une éventuelle confrontation militaire avec la Russie. Attention: le président français répète sans cesse que ni la France, ni les autres pays européens, ne prendront jamais l’initiative de la guerre. Sauf qu’il faut se poser la question: hors de la dissuasion nucléaire (loin du champ d’action des élèves de Saint-Cyr), cette armée peut-elle faire peur à Vladimir Poutine? Il faut se poser cette question, même douloureuse.
Tout le livre de Guillaume Ancel parle d’exercices, y compris dans la moiteur tropicale de la Guyane Française. On se forme. On apprend. On s’entraîne. Et la guerre, la vraie? J’aimerais aujourd’hui soumettre son livre à de jeunes saint-cyriens: la formation des élites militaires est-elle adaptée à la présence d’un conflit majeur sur le continent européen?
Le monde a changé
Cette interrogation est essentielle. Car le monde a changé. L’affrontement n’est plus lointain, en Afrique ou dans le cadre de missions de maintien de la paix de l’ONU. La guerre est à nos portes. Exemple sur l’encadrement militaire français, hérité d’autres guerres, d’autres époques: les officiers «donnent parfois l’impression que l’armée leur appartient, écrit l’auteur. Or, à bien y réfléchir, ce sont plutôt ces aristosaures qui appartiennent à l’armée. Ils servent avec loyauté, sans jamais rien contester.»
Les paroles d’un général français rencontré sur un plateau de télévision me sont revenues à la lecture du livre: «Vous savez m’avait-il dit, ces histoires sur l’encadrement ou la formation de l’armée ukrainienne commencent à me faire rire. En deux ans de guerre, les Ukrainiens ont appris beaucoup plus que nous. Ce sont d’eux, de leur expérience dont nous avons besoin.»
Si le pire survient…
Guillaume Ancel est dubitatif. Il est même inquiet. Il continue d’aimer cette armée française qu’il a choisi d’intégrer à 19 ans et qui l’a formé. Croit-il en revanche dans sa capacité à faire face si le pire survient? Son récit personnel n’est pas rassurant. Très souvent, le bricolage sur le terrain remplace la planification. On s’adapte. On improvise. On surenchérit en ordres pour faire taire l’inquiétude. Vladimir Poutine a, lui aussi, de très sérieux problèmes avec son armée.
Il ne s’agit pas de dénigrer l’armée française, au contraire. Mais ce voyage au cœur de Saint-Cyr Coëtquidan confirme une évidence: quelle que soit la formation, les paroles reçues dans sa jeunesse ou les commandements des politiques, c’est le front, le théâtre d’opérations, les circonstances du combat et la qualité du commandement face à l’ennemi qui restent la meilleure digue contre les défaites. Et le sel des victoires.
A lire: «Saint-Cyr, à l’école de la Grande Muette» de Guillaume Ancel (Ed. Flammarion)