J’ai bien failli refermer ce livre après quelques pages. Franchement, n’avais-je pas mieux à faire que de lire des pages entières sur une imposture amoureuse dont plusieurs femmes, simultanément, ont été victimes? Pourquoi m’intéresser, comme Sonia Kronlund, à ce personnage mythomane qu’est Ricardo, ce serial imposteur et serial séducteur qui continue sans doute encore, aujourd’hui, à tromper des compagnes qui se croient aimées?
Que mes lectrices me pardonnent, mais je trouvais tout ça très, très féminin. D’autant que l’auteure donne d’emblée la clef de son intérêt pour Ricardo: elle aussi a tendance à aimer les hommes qui mentent et lui racontent des bobards. Elle aussi s’est fait duper. Bon, et si j’arrêtais pour me plonger dans un essai plus dense, ou un roman plus émouvant?
Et puis j’ai continué. Parce que la crédulité est un gouffre de passions et d’interrogations. «L’homme aux mille visages» (Ed. Grasset) est un livre qui ravira toutes celles qui voient les hommes comme des serials menteurs. Trop tentant, n’est-ce pas, d’aimer plusieurs femmes à la fois et de croire qu’elles ne débusqueront jamais l’escroc sentimental qui sommeille en vous? Dommage, juste, que Sonia Kronlund se soit laissé tant prendre au jeu.
Le lecteur masculin que je suis aurait aimé, dans son portrait de Ricardo, l’homme qui s’invente une vie à chaque conquête, un peu plus de distance. Le mensonge, après tout, est universel. Il est aussi féminin que masculin. Il fait d’autant plus mal quand il se pare d’amour. Pire encore: lorsque l’on s’aperçoit, in fine, qu’il aurait juste fallu un peu d’attention pour débusquer l’erreur, trouver la faille, comprendre que l’âme sœur vous roule dans la farine et y prend du plaisir.
S’inventer des vies
La vraie frustration du livre est en fait ce qui fait son ressort. L’on referme «L’homme aux mille visages» sans avoir compris pourquoi Ricardo, amateur de course à pied que l’autrice finit par rencontrer à Cracovie, se donne tant de peine à s’inventer des vies.
Sonia Kronlund, qui a écrit en partie son récit à Montricher (VD), dans les bulles créatrices de la Fondation Michalski, avec vue sur le Léman, parle de «comportement ordalique», une expression psychiatrique. Je cite: «En schématisant, ce sont des conduites à risque, parfois mortelles comme certaines toxicomanies, au cours desquelles le sujet remet son sort entre les mains du destin, du hasard ou de la providence. Il y a le frisson du danger, l’adrénaline, etc...mais surtout, s’il parvient à s’en sortir, à rester en vie, la satisfaction d’avoir échappé à la mort, de ne pas avoir été découvert, de pouvoir recommencer».
Ce serait donc ça: juste un jeu pour se dire «Même pas mort» quand celle que vous avez trompée découvre, trop tard, le pot aux roses.
Le mensonge est humain
Une autre thèse m’est venue en tête au fil de la lecture du livre, que la productrice de l’émission «Les pieds sur terre» de France Culture a conçu comme une enquête: le mensonge est terriblement humain. Il fait du bien. Il rassure. Il permet aux deux êtres concernés de se donner une contenance.
Le menteur (ici un homme) jouit de ses inventions autobiographiques. Celle que l’on trompe se berce d’illusions et évite de se frotter au monde réel. Elle croit avoir trouvé l’homme idéal.
Ricardo, alias Alexandre, prétendait être médecin, chirurgien vasculaire, ingénieur, policier. «Il incarne un rêve universel et adapté aux femmes qu’il séduit» écrit l’auteure. On pourrait renverser la phrase en forme de boutade: continuez, Mesdames, de rêver qu’un homme parfait est obligatoirement chirurgien ou ingénieur. Et vous continuerez d’attirer les imposteurs…
Amoureuses crédules
Voilà le défaut de ce livre. Et ce qui le rend touchant. Il transforme les femmes de Ricardo-Alexandre en amoureuses aussi crédules que sincères. Aucune ne s’interroge devant les déplacements et les absences de son amant. Ou si peu. Aucune n’oserait mettre en cause ses affirmations. L’illusion de vivre une aventure si formidable les ravit.
Sonia Kronlund a pris soin de désamorcer la grenade sentimentale en affirmant qu’elle aussi a, dans le passé, pris du plaisir à croire en des chimères amoureuses. Bien joué. On ne pourra pas lui reprocher d’être cynique.
Reste toutefois une question en refermant ce livre destiné, avant tout, à un public de lectrices: pourquoi, à aucun moment dans ce récit bien troussé, enlevé et original, l’auteure ne prend le temps de dire, de faire dire à un(e) expert(e) ou d’écrire noir sur blanc que la tromperie sentimentale et l’affabulation ne sont, en rien, une spécificité masculine?
A lire: «L’homme aux mille visages» de Sonia Kronlund (Ed. Grasset)