Les éloges pleuvent, en particulier à Paris et à Berlin. Ils sont à l’agenda, ce vendredi 5 janvier, de la cérémonie d’hommage à Jacques Delors, décédé le 27 décembre à 98 ans dans la capitale française. Logique. Celui-ci incarnait sans doute le meilleur de l’Europe franco-allemande. Durant ses deux mandats à la tête de la Commission européenne, de 1985 à 1995, son action fut largement le résultat des compromis forgés entre le président socialiste français François Mitterrand et le Chancelier conservateur allemand Helmut Kohl, tous deux très engagés dans l’intégration communautaire.
Problème: ce train européen là a ensuite déraillé. La Suisse, grâce aux accords bilatéraux signés à partir de 1999, a évité les chocs. Plongée dans l’autre histoire de l’Europe «à la Delors» dont Emmanuel Macron cherche aujourd’hui à apparaître comme l’héritier.
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Fini, le couple franco-allemand
Jacques Delors aura été, politiquement, le fils d’un couple franco-allemand aimant et résolu à laisser son rejeton voler de ses propres ailes. Or depuis son départ de la Commission européenne, en janvier 1995, ce couple a progressivement pris ses distances, au fil des crises. L’expression «couple», utilisée à Paris, a d’ailleurs toujours été rejetée par Berlin, où l’on préfère «duo», «tandem» ou «moteur». Elle n’était en fait justifiée que par l’intensité de la relation personnelle entre deux hommes que tout opposait a priori: François Mitterrand (décédé le 8 janvier 1996 après avoir quitté le pouvoir en mai 1995) et Helmut Kohl (décédé le 16 juin 2017 après avoir quitté le pouvoir en octobre 1998). Jacques Delors, social-démocrate chrétien, incarnait une forme de synthèse entre le PS français et la CDU allemande. Il savait aussi ménager les susceptibilités des deux capitales. Il ne jouait pas au super chef d’État européen, ce qui est aujourd’hui reproché à sa lointaine successeure, Ursula von der Leyen.
Oubliés, les «nouveaux» pays de l’UE
L’expression a très vite rendu furieux les pays entrés dans l’Union européenne à partir du grand l’élargissement de mai 2004. Ces pays, pour la plupart issus de l’ancien bloc soviétique (hormis Chypre et Malte) doivent à Jacques Delors d’avoir permis leurs premiers pas vers l’intégration, et d’avoir évité, par exemple, la case de l’Espace Economique-Européen (EEE), qui réunit toujours aujourd’hui la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein. Et auquel la Suisse a dit «Non» lors du référendum du 6 décembre 1992. Jacques Delors, l’homme du grand marché unique européen crée en 1993, croyait à une «fédération d’États-nation». Problème: ce concept suppose une égalité bien vécue entre pays membres. Or très vite, les «nouveaux» pays se sont émancipés de la tutelle de l’Ouest. En 2024, renforcée par la guerre en Ukraine à ses frontières, la Pologne estime être le centre de gravité de la nouvelle Europe. Delors était paternaliste envers les futurs pays membres, transformés par la chute du mur de Berlin en 1991. Impossible trente ans plus tard.
Toujours fragile, la monnaie unique
Apparu sous sa forme physique le 1er janvier 2002, l’euro est la monnaie commune de 20 pays membres de l’Union européenne. Il est, en théorie, destiné à devenir la monnaie de tous les Etats-membres. Son socle est le traité de Maastricht de 1992 qui a, à la fois, transformé la Communauté en Union européenne (de 12 pays membres au départ, contre 27 en 2024), et posé la jalons économiques et financiers d’une Union monétaire. Victoire: l’euro existe. La devise européenne est la seconde monnaie mondiale. Mais attention: les crises à répétition, comme celle des dettes souveraines de 2010-2012, qui faillit obliger la Grèce à sortir de l’euro, ont fissuré la confiance. La question posée par Jacques Delors demeure: l’Europe peut-elle être une puissance économique et financière sans être une puissance politique (et militaire) ?
Redoutable, le voisin Russe
Jacques Delors vit en direct la désintégration de l’Union soviétique. Lorsqu’il quitte la tête de la Commission européenne, en janvier 1995, le président Russe est Boris Eltsine, et son immense pays est en friches économiques, livré à l’appétit des investisseurs étrangers et des oligarques. On connaît l’histoire ensuite: l’accession surprise au pouvoir en décembre 1999 de Vladimir Poutine, l’homme des services de renseignements, la prise de distance des années 2000 avec l’élargissement à l’est de l’OTAN rejeté par Moscou, puis l’horreur de la guerre en Ukraine déclenchée par la Russie le 24 février 2022. Le voisin russe est de facto devenu un ennemi, sous sanctions européennes. Son gaz n’est plus vendu aux pays de l’UE, sauf à la Hongrie. L’Europe de Delors était celle d’une aspiration à la paix. La guerre dans l’ex Yougoslavie, dans les années 90, puis celle en Ukraine, a montré les limites de ce pacifisme, d’autant que les États-Unis ont toujours pris soin de profiter des divisions européennes.
Pragmatique, la Suisse
La Confédération a réussi une mission presqu’impossible: tirer le meilleur parti de l’intégration communautaire, sans se trouver prise dans l’engrenage de l’Union. Il ne faut jamais oublier qu’après le rejet (de justesse) de l’EEE par les Suisses en décembre 1992, l’économie helvétique est plombée par une crise liée au manque de main-d’œuvre et de débouchés. Les bilatérales, à partir de 1999, vont redonner de l’oxygène aux relations Suisse-UE, avec des moments d’avancées – entrée dans l’espace Schengen en 2008 – et beaucoup de pauses, voire de crises. Une réussite? Voire. La Suisse a en tout cas évité le déraillement de l’Europe de Jacques Delors. Elle conserve une apparente marge de manœuvre, en réalité très limitée comme on le voit avec la guerre en Ukraine. Elle est, comme les pays de l’Union, confrontée au défi migratoire. Son économie est liée à celle de son premier partenaire qu’est l’UE. Pas sur les mêmes rails, mais presque dans le même train…