Jacques Delors n’était pas un tribun. Il avait même choisi, en 1994, de renoncer à l’élection présidentielle française, malgré des sondages favorables et une réelle attente. Cet homme-là, décédé à 98 ans mercredi 27 décembre, était de la race des dirigeants faits pour agir au sein d’institutions plus qu’à la tête d’un pays ou d’une nation. Ses dix ans à la tête de la Commission européenne furent d’ailleurs, avant tout, le résultat de la convergence inédite d’un trio: lui à Bruxelles, François Mitterrand à Paris et Helmut Kohl à Bonn. Delors n’était pas l’instrument d’une domination franco-allemande. Mais il sut, mieux que tous ses successeurs, comprendre les besoins, les peurs et les ambitions des deux pays pour un Vieux Continent bouleversé par la désintégration de l’ex-URSS et la fin de la guerre froide.
Jacques Delors est mort alors qu’un autre homme pèse de tout son poids sur le destin de l’Union européenne: le premier ministre hongrois Viktor Orbán, qu’il rencontra lorsque celui-ci, à la fin des années 80, incarnait avec d’autres l’espoir libéral de l’Europe de l’Est en mutation. Or comment ne pas voir, dans la disparition de Delors, un jour après celle de son vieux compagnon Wolfgang Schäuble, l’ex-ministre des finances allemand, un message historique et politique? La «Fédération d’États Nations» défendue par l’ancien grand argentier français, social-démocrate sur le plan politique après un long compagnonnage syndical à la CFDT, est aujourd’hui combattue de l’intérieur par les nationaux-populistes version Orbán. Delors proposait un horizon. Eux préfèrent creuser des tranchées. Avec pour objectif de rogner le plus possible sur ce pilier de l’intégration européenne qu’est la souveraineté partagée.
Le veto de Budapest
Delors-Orban. Rapprocher ces deux hommes, après le décès du premier, n’est pas un artifice ou un effet journalistique. Cela correspond juste à la réalité de cette fin d’année 2023, quelques jours après le veto mis par l’homme fort de Budapest à l’aide financière européenne à l’Ukraine en guerre. Voilà, de facto, où en est l’Union européenne. La Communauté dirigée par Jacques Delors devait aussi, à l’époque, batailler contre les démons nationalistes des pays d’Europe occidentale, pour qui tout élargissement à l’est rimait avec danger et aveuglement. Les Viktor Orbán des années 1990, en France, en Italie, en Allemagne, ne voulaient pas entendre parler d’un élargissement, et encore moins d’un pari démocratique à l’échelle du continent. La guerre en ex-Yougoslavie, cette tragédie de la décennie Delors, les vit ménager la Serbie de Milosevic comme ils défendent aujourd’hui la Russie de Poutine. Puis l’intégration l’emporta. Et l’illusion d’une convergence s’installa.
Passions nationalistes
La réalité est que l’Europe de Delors aura toujours besoin, pour survivre et tenir, d’une solidarité sans failles des États membres de l’Union européenne, à commencer par les plus grands. Et que la déferlante démocratique des années 90-2000, avec la mondialisation économique en arrière-plan, lui offrait un parfait carcan intégrateur. Un demi-siècle plus tard, les passions nationalistes, aussi cyniques qu’enracinées, poussent au contraire les pays les uns contre les autres, sur fond de défi migratoire et de grande inquiétude économique. Le docteur Jacques Delors est mort. Reste à savoir si l’Union européenne est vouée à devenir celle de Mister Orbán.